Vagabondages pluridisiciplinaires entre Beauce et Centre Bretagne
Un orchestre de “toy pianos”, un bas-relief du XIIème siècle, un potier et des plasticiens amateurs de jazz, un vielleux pas très traditionnel, un spectacle mêlant chorégraphie, arts plastiques, biniou, guitare électrique, cailloux télécommandés et électronique, un duo de poésie et saxophone, un quintette se confrontant à l’univers de William Faulkner, un guitariste jouant de la perceuse électrique pour faire danser et un quatuor de biniou-bombarde interprétant des œuvres de “compositeurs contemporains”. Pour la première fois depuis bientôt trente ans, faisant valoir ses droits à la retraite comme annoncé dans l’édito de Frédéric Goaty pour le Jazzmag de février qui arrive en kiosque, Franck Bergerot désertait Paris en plein bouclage et arrosait l’évènement en roue libre sur quelques routes du jazz mais pas que.
Staccatoy
Veillée d’armes ce dimanche 20 janvier en l’église Saint-Pierre de Montmartre pour un concert de “toy piano”, cet instrument auquel John Cage et George Crumb consacrèrent quelques pages. Ce soir-là, Emmanuelle Tat, pianiste classique dans la grande tradition, réunissait son StaccaToy Ensemble, soit neuf pianistes (dont elle-même) se redisposant pièce après pièce en un joyeux jeu de chaises musicales, selon des géométries et des effectifs variables qui voient défiler une gamme de modèles que nous ne soupçonnions pas, dont un mini-piano grand queue avec son couvercle, devant lesquels chacun s’assied au sol ou s’agenouille à sa guise.
Début du concert avec des transcriptions d’œuvres classiques auxquelles le contrebassiste Emek Evci apporte le secours de sa contrebasse continue, quoique sur une partition plutôt discontinue, ou plus exactement que l’on perçoit d’autant plus discontinue qu’elle sonne plus par dessus la très homogène trame orchestrale que dedans. Neuf toy pianos pour la Sonate K141 de Scarlatti, quatre pour Un Pensiero Nemico Di Pace de Haendel, sept pour le Concerto BWV 1065 de Bach. L’acoustique du lieu estompe les mises en place rendues problématiques par la miniaturisation (mécanismes fragiles et claviers liliputiens pour des doigts non miniaturisés) et adoucit les accords conflictuels participant du charme bastringue de la formule, en un cumulonimbus carillonnant qui, lorsqu’il ne menace pas de tourner à l’orage, rend un peu ce que serait la transhumance de grands troupeaux dévalant du haut des alpages, dont les sonnailles, clarines, toupins et autres campanes et carrons auraient été accordés – et les bêtes entraînées – pour jouer le grand répertoire baroque.
Mais passé cette plaisante mise en bouche, voyons ce qu’inspire cet orchestre aux compositeurs contemporains, car il s’agit bien ici d’un appel à la création. Alexandros Markeas, habitué des musiques spectrales et des pratiques du théâtre musical a composé Toï Toï Toï, une pièce en deux mouvements (Kala Kala et Kalakagatha, si je me fie à mes notes) où l’on penserait d’abord au gamelan balinais si ne venait s’ajouter au huit toy pianos différents accessoires à disposition des interprètes comme on pourrait en trouver au rayon des farces et attrapes. N’y manquait qu’une langue de belle-mère. Amusant, passé l’effet de surprise.
Plus onirique dans son Toad Rain (pluie de crapauds), Alain Mahé a préféré jouer sur la spacialisation des claviers et de ses sons électro-acoustiques pour une sorte d’En plein air un siècle (à six ans près) après Bartok, que lui a inspiré le concert des crapauds la nuit autour de sa maison, faisant émerger en cours d’interprétation un enregistrement du Temps des cerises auquel ses petits voisins batraciens se seraient montrés particulièrement sensibles lorsqu’il l’écoutait un beau soir, la fenêtre ouverte, pendant l’un de leurs concerts nocturnes.
Vint enfin l’orage que nous attendions – en tout cas moi qui l’avait déjà entendu – avec Le Massacre du Printemps composé pour les neuf toy pianos par l’un des interprètes de StaccatoToy, Pierre Bastaroli, selon un principe évoquant Terry Riley. On y entend une série de motifs, chacun joué en boucle par le meneur de jeu tandis qu’il est rejoint par l’unisson de son voisin puis du voisin de son voisin, jusqu’à ce que chaque motif ayant fait le tour des toy-pianistes, disposés en cercle, pour atteindre le paroxysme du tutti, le meneur de jeu lance une nouvelle boucle rythmico-mélodique qui de proche en proche efface le précédent thème et ainsi de suite. Jusqu’à saisir le public d’une espèce de transe collective, qui me fait oublier de sortir mon portable pour faire une photo, ce qui n’est pas plus mal (tant je déteste brandir mon petit écran lumineux au milieu de l’attention collective, d’autant plus lorsqu’elle tourne à cette espèce de possession).
Du Massacre du Printemps au sacre du tympan
Après une visite chez l’ORL pour un audiogramme de fin de carrière m’assurant que mes oreilles, elles, ne sont pas en retraite, départ de Paris en fin de matinée pour ma maisonnette bretonne. Ma Twingo est bleue, le ciel aussi. Michel Caron (plasticien spécialiste de la lumière – de ses œuvres, de ses traces, de ses traversées – et de la symbolique des phares, ancien choriste des œuvres religieuses de Jef Gilson, autrefois cymbaliste occasionnel de la fanfare des Beaux-Arts, ex-programmateur de l’éphémère festival de jazz d’Aubigny-sur-Nère où l’on vit l’un des premiers concerts du quintette d’Andy Emler avec un certain Marc Ducret que l’on retrouvera plus loin dans cette page, champion dans l’art de la correspondance et du “concours de circonstances”* comme en témoigne ce vagabondage en sa compagnie, et présentement mon copilote…) Michel Caron, donc, me fait aussitôt bifurquer – et comme à son habitude… sinon, pourquoi le prendrai-je pour copilote ? – vers le Sud et quitter l’autoroute en pleine Beauce jusqu’à un hameau où il m’invite à pousser le portail d’une cour de ferme. Imaginez la surface de la Place Vendôme. Face à nous une grande maison de maître, visiblement abandonnée. Tout autour des hangars et des granges, de vieilles machines agricoles, des silos… Aucun signe de vie, pas une bête, seul le vent qui vient nous rappeler que nous ne sommes pas face à une image fixée par quelque fin des temps et que les horloges continuent à tourner. Au sortir de ce royaume anéanti, je suis invité à pousser sur ma gauche une porte branlante retenue fermée par un élastique fait d’une chambre à air de vélo passée dans le trou de ce qui fut une serrure. Derrière, une petite friche entre quatre murs et, sur l’un d’eux… [point de suspension de la surprise et de l’émoi] un tympan du XIIe siècle abandonné au même statut que les tracteurs et autres engins délaissés dans la cour attenante, et qui semblait attendre notre visite depuis la nuit des temps.
Pas si méconnu que ça cependant, puisque ce bas-relief a déjà fait l’objet d’une certaine littérature identifiant le chevalier Rembautus faisant offrande à Saint-Georges de Lydda (peut-être en échange d’une place au Paradis), selon une mise en scène codifiée à la mode liturgique de l’époque où j’aime particulièrement l’écuyer en retrait de son maître à gauche, le petit scribe à droite, peut-être dans quelque fonction notariale puisqu’il y a là transaction, et, pointant le doigt vers un autel en son contrebas, la main de Dieu envoyant des nuées sa bénédiction. Nous sommes face à l’entrée méridionale de l’église Saint-Fiacre, aujourd’hui l’une des granges aperçues précédemment et dont le sommet du silo ardoisé évoque curieusement la forme des clochers, parfois à mi-nef, des petites églises de village aperçues ici et là depuis que nous roulons à travers la Beauce.
Fort de cette bénédiction, nous reprenons notre route, non sans un coup d’œil rapide, au travers du pare-brises mais moteur coupé, devant l’église Saint-Denis à Toury, où mon vocabulaire s’enrichit d’un nouveau mot (avec la crainte qu’il n’y prenne la place d’un autre qui me fera désormais défaut, comme cela m’arrive de plus en plus souvent depuis que j’ai fait l’acquisition d’une carte Senior +), le mot caquetoire désignant la galerie latérale extérieure couverte, souvent à colonnes, permettant à l’assistance de caqueter avant d’entrer à l’église. Alors, caquetons, caquetons puisque nous y sommes invités.
Dada et concours Lépine au Gué de la Pierre
Et voici la Sologne, ses marais et ses routes rectilignes striées devant nous par les lueurs rasantes du soleil hivernal que filtrent fûtaies et taillis, avec tout au bout de ces tunnels arborés, la promesse des volumes et sinuosités du Pays fort berrichon que nous abordons au Gué de la Pierre, hameau niché dans un pli du paysage, délicat comme celui de l’aine, au creux duquel le père d’Alain Fournier fut instituteur et où l’écrivain lui-même fit ses premiers pas. Car nous sommes ici au pays du Grand Meaulnes et de “la fête mystérieuse”.
Une nouvelle pause s’impose, non moins mystérieuse. Mon copilote, Michel Caron, m’invite à frapper à la porte de l’ancienne école communale où, le temps de peindre le projet d’une série de vitraux bas-reliefs en dalle de verre (toujours visibles, hélas de façon anonyme!) réalisés en 1981 pour le Grenier de Villâtre à Nançay, il fut accueilli par le vielleux Valentin Clastrier qui nous reçoit dans l’ancienne salle de classe. Depuis quarante ans, elle lui sert tout à la fois de chambre à coucher, atelier, studio d’enregistrement, salle de répétition et de stage (à ces occasions le tableau noir y sert encore), dans un environnement de fresques naïves et d’art brut imaginé au petit bonheur avec une fantaisie culminant dans la salle d’eaux où voisine Dada, le concours Lépine et les pêches miraculeuses de la foire du trône.
Vielle et manivelle à triple diamètre de rotation
Vielleux est un mot trompeur. Valentin Clastrier œuvre depuis cinquante ans à tirer la vielle à roue de son archaïsme organologique et de son répertoire traditionnel. Pratiquant depuis 1987 sur un prototype électro-acoustique conçu par le luthier Denis Siorat, nous l’avons surpris en train d’ajuster les cliquets d’une nouvelle manivelle tout juste acquise qui devrait lui ouvrir l’accès à un triple diamètre de rotation. Détail qui a son importance si l’on sait que la vielle est tout à la fois un instrument mélodique par ses clavier et chanterelles, harmonique par ses bourdons, et rythmique par ses autres bourdons (trompettes) à chevalets mobiles (chiens) et les impulsions (coups de poignée) données à la roue (qui fait fonction d’archet) actionnée à la manivelle. Traditionnellement, un vielleux peut donner jusqu’à quatre coups de poignée par tour de manivelle. Valentin Clastrier a conçu une technique virtuose qui lui permet jusqu’à huit coups de poignée et sa nouvelle manivelle à triple diamètre de rotation devrait lui faire accéder à douze et étendre les possibilités expressives de sa roue, nous explique-t-il tandis qu’il partage avec nous son repas en cuisine, sous le lustre dont la photo ouvre cette page vagabonde en guise d’allégorythme.
Au fil d’un long tâtonnement, ces techniques et le développement d’un langage d’écriture et d’improvisation lui ont permis de multiplier les expériences notamment en compagnie d’amis “jazzmen” comme Michel Portal, Louis Sclavis ou Michael Riessler. Où l’on perçoit un certain goût pour le bois de la clarinette. Nous reprenons notre route en écoutons le disque qu’il nous a remis – J’ignore comment… ma Twingo bleue n’étant pas dotée d’autoradio –, “Fabuloseries” enregistré en 2015 et en duo avec Steven Kampermann (encore un clarinettiste, alto, soprano en Si bémol et mi bémol). Longues compositions collectives ou individuelles aux singulières propositions modales, le fameux coup de poignée propice au métriques complexes, bourdons profonds sous des ambiances de brume et crépuscules de batraciens en bordure de marais précédant les rugissements d’une jungle en rut, folklores imaginaires et abstractions imaginées, danseries buissonnières postmodernes et funks prè-cambriens. Recommandable chez homerecords.be.
Beaux Arts, chemins buissonniers et potager renaissance
L’arrivée à Henrichemont (bourg historique de tanneurs à côté de La Borne, haut-lieu de la céramique) est l’occasion d’une nouvelle étape, chez Hervé Rousseau, qui n’est pas le moindre des potiers du coin (connu des habitués du 19 rue Paul Fort où Hélène Aziza accueille expositions et concerts dans le XIVème parisien).
Puis nous nous arrêterons dans la tannerie qu’occupent le peintre Daniel Bambagioni et la plasticienne Nicole Courtois qui nous offrent Mennetou-Salon, pintade au chou rouge, digestif et nuitée.
Et à remarquer au-dessus du bar d’Hervé Rousseau la célèbre photo de Miles Davis saisie à Pleyel en 1969 par Guy Le Querrec, et à caresser du regard les longues étagères de CD dans l’atelier de “Bamba”, je me réjouis de constater que, contrairement à ce que l’on pourrait conclure à l’écoute de France Culture, le jazz n’est pas totalement oublié du monde des Beaux-Arts et de la Culture.
Pop pop pop : cheval d’or et monocylindre
Mais la Bretagne est encore loin, la journée du lendemain est belle et, sans oublier de repasser dire au revoir à nos différents hôtes de la veille, ce qui prendra un certain temps, nous décidons d’éviter l’autoroute tant qu’il fait jour. À l’exception de l’achat de galettes de pommes de terre (spécialité locale, pour notre repas du soir), pas de halte, mais, après avoir retraversé la Sologne et la striure de ses rectilignes, mais ma Twingo bleue s’égare rêveuse dans Vierzon, au pays des tracteurs verts, du côté de l’usine – aujourd’hui monument historique – de la SFMAI (Société française de matériel agricole et industriel) créée en 1847, devenue SFV (Société française de Vierzon)… Le “Société Française” – on disait aussi le “Vierzon” : mon premier tracteur (il n’y en aura jamais d’autre), calandre verte, costaud monocylindre apte à affronter les rudes coteaux du pays de Sombernon où les petits McCormick du plan Marshall peinaient à prendre le relai du cheval de trait (adieu Adèle, Douma, ma bien aimée Choupette que l’on m’autorisait à monter pour quelques pas dans la cour, les cuisses écartelées par l’énorme fût de son dos et ses flancs de percheronne , et le vieux Maji dont je ne me doutais pas – et lui non plus –, lorsque nous allions lui rendre visite au près, qu’épargné du trait des lourdes charrettes de foin dans la montée du Chenevery, il menait là sa vie de pacha dans la perspective prochaine de finir en bifteck… « À mort bourreau boucher, et crac il se démure mure mure mure et en tombant l’occit » chantaient autrefois Suc et Serre au cabaret du Cheval d’or sur La Montagne Sainte Geneviève, en faisant un héros tragique de l’enseigne de nos boucheries chevalines).
Mais revenons aux amples ailes du “Vierzon” et leur profil parallélépipédique où (contrairement aux arrondis du McCormick) je pouvais m’asseoir au côté de mon oncle lorsqu’il fauchait, râtelait, fanait ou pressait. Et parfois même, il me prenait sur ses genoux pour me prêter le volant, m’autorisant même, de retour à la ferme, à descendre pour actionner, sur le côté du moteur, la manette de coupure des gazs, et faire s’étouffer le puissant pop pop pop pop du monocylindre dans une tragique quinte de toux.
Tsunami de lumière et chouette effraie
Nous suivrons désormais des routes sinueuses, tantôt ombragées tantôt au raz de cultures gorgées des pluies des derniers mois, et la diversité des sols, des couleurs végétales et des ensoleillements laissera dans ma mémoire une merveilleuse palette encroutée sous la diversité des pigments qui s’y sont déposés paysage après paysage, jusqu’à cette traversée de la Loire embrasée par un couchant dont les miroitements recouvraient le paysage comme une mer amenée jusque là sous l’effet de quelque tsunami. Nous venions longer les murs du château de Villandry et son fameux potager (30 000 plants de fleurs, 80 000 plants de légumes… je me souviens d’y avoir fait un fameux marché) et nous engouffrions bientôt dans le long tunnel d’une nuit autoroutière à l’issue de laquelle, une effraie posée dans la lueur de nos phares nous signifia par son envol que nous étions entrés dans le Pays Pourlet et nous invita à la suivre jusque Sant Ewan.
Sanctuaires menacés
Après un sommeil précaire dans les draps humides et glacés de ma maisonnette que peine à réchauffer le poêle à bois, nouveau cap sur Brest où, dans le cadre des Plages magnétiques (scène nomade de musiques libres, pour l’occasion au MacOrlan), la compagnie Méharées présente le spectacle Hent… par les racines (hent = la route, le chemin en breton). Sont réunies sur scène la chorégraphe et danseuse Emanuela Nelli et sa complice Anne-Sophie Lancelin, L’Anneau de roches, œuvre métallique créée par Michel Caron dont les deux danseuses feront leur dehors et leur dedans, une photo de Claire Childéric qui sera présentée par elles, et le compositeur Alain Mahé que nous entendions l’avant-veille à Paris (voir plus haut).
Ce dernier (manipulant pierres sonnantes, électronique et enregistrements de paroles de marins d’Ouessant, de poésies d’Angela Duval ainsi que d’un théorbe joué habituellement par Etienne Galletier) est entouré de Kamal Hamadache (qui use également de l’électronique et commande à distance des sculptures lithophones), de Jean-François Pauvros (entre abstractions sonores et chansons auxquelles il prête une voix sans âge) et enfin Anne-Marie Nicol aux bombarde et biniou dont elle tire d’autres abstractions jusqu’à une prodigieuse variation sur un air du pays transfiguré (l’air, pas le pays… quoique !). Le propos est d’une gravité dont on aimerait croire que plus grand monde n’ose encore la mettre en doute. Les sonorités concassées d’Alain Mahé et les corps convulsés d’Emanuela Nelli et Anne-Sophie Lancelin témoignent d’une réalité qu’ils observent des Monts d’Arée (où ils ont leur compagnie Méharées), sanctuaire minéral, animalier et végétal dominant l’empire océanique de la Mer d’Iroise à leur tour menacés.
Le poète et son baryton
Au même moment, en Pays de Lorient, plus précisément à La Dame Blanche de Port-Louis, le duo du saxophoniste Johann Epernoy et du contrebassiste Stéphane Marrec ouvrait le festival Jazz Miniatures. Nous n’y étions pas mais, le lendemain, nous y sommes, plus exactement, toujours à Port-Louis, mais à la Salle des fêtes de Locmalo, pour entendre Jacques Bonaffé et François Corneloup. L’acteur surgit, comme quelque égaré s’invitant là pour y avoir vu de la lumière en sortant d’une série de tournées au bar d’en face, interpelle le public interloqué, demande où est “le Corneloup”. Et tandis qu’il improvise une anthologie d’ornithopoésie, le saxophoniste réagit au loin, dans les coulisses, par de timides pépiements de soprano, des appels inquiets puis plus avenants, suivis de trilles, roulades et roucoulades toujours plus audacieuses auxquelles Bonaffé prête soudain une oreille admirative, comme on interrompt une conversation en se promenant dans les bois au son d’une grive musicienne ou d’un introuvable troglodyte mignon.
Le musicien apparaît enfin au bras d’un baryton, alors que le propos de son hôte glisse d’un sujet et d’un poète à l’autre, dont il brasse les textes et tourne frénétiquement les feuillets qui s’échappent en volant de chemises thématiques progressivement mélangées les unes aux autres, trouvant mille prétextes pour passer du coq à l’âne, mille associations pour glisser de la bouffonnerie à la gravité, d’une insolente gaîté à l’indignation ou à l’attendrissement, improvisant, lisant ou récitant par cœur sans hiatus, se jouant de rares ou feintes pertes de mémoire comme si c’était écrit, chevauchant les humeurs et les accents, avec une préférence pour le Nord de la France et ses poètes, tandis que le Corneloup enclenche l’énorme groove de son phrasé baryton sur la motricité du vers et de la prose servie par une diction, non pas parfaite, mais passionnée, enfiévrée, empourprée, pour tout dire bonaffée…
Comme deux mules emportées par le courant
Le temps de se rincer les gosiers et notre Twingo bleue nous emporte vers Lorient où j’avais annoncé de me rendre pour visiter la Jazzbox conçue par Cécile Léna sur les conseils éclairés de Philippe Méziat et accueillie par Jazz Miniatures au Grand Théâtre. Hélas, mal renseignés ou simplement étourdis, nous trouvons porte close. C’est néanmoins à Lorient, à l’ancien cinéma L’Etoile tristement rebaptisé CDDB (comprenez Centre Dramatique de Bretagne) que se déroule la suite du festival, avec la création de My Mother Is A Fish, spectacle imaginé par Sarah Murcia et mis en scène par Fanny de Chaillé, en lumière par Luc Jenny et en son par Sylvain Thévenard, d’après Tandis que j’agonise de William Faulkner. À la manœuvre, Olivier Py (sax ténor), Gilles Coronado (guitare électrique), Benoît Delbecq (piano et claviers), Franck Vaillant (batterie), Mark Tompkins (chanteur et récitant) et Sarah Murcia qui joue tout à la fois contrebasse, basse électrique avec une énergie très punk, chantant ici et là de façon bouleversante et récitant avec une connaissance, une maîtrise et une diction ce qu’elle a tirée du texte original (dont on sait quels flots il charrie), telles que l’on doute d’assister à une première.
Le spectacle roule avec cette puissance que le texte semble emprunter au torrent qui emporte les mules du convoi funéraire et au destin vers lequel tous les protagonistes semblent se précipiter dans cette polyphonie bouillonnante rendue tout à la fois par l’alternance des deux voix (parfois à l’unison) et de la parole et du chant. Invité à lui donner mes impressions, j’ai avoué cependant ma perplexité à Sarah Murcia – contredite par un accueil public enthousiaste que partageait mon compagnon de voyage – devant un spectacle “trop bavard”. Certes l’écriture de Faulkner est “bavarde” par nature, mais ne fallait-il pas emprunter au texte de façon plus allusive pour laisser la musique assumer la dimension torrentielle de l’œuvre. Ce que je ne lui ai pas avoué, peut-être parce que c’était une pensée coupable de folklorisme, c’est que le son de cette Amérique-là, sa musique m’ont manqué. Retournons-y voir, débarrassé de ces préjugés, au-delà de ce premier jet déjà très remarquable (et je n’ai rien dit de l’excellence des musiciens. Dans un monde normalement cultivé, leurs seuls noms devraient suffire).
Post-scriptum : hier soir 4 février, soit dix jours après cette création de My Mother Is A Fish, j’ouvre la radio sur France Culture et tombe sur la contrebasse de Sarah Murcia qui illustre tous les soirs à 20h30 le feuilleton de la semaine, lecture par Dorli Lamar de Pages arrachées à Winfried Georg Sebal. Et la sobriété qu’elle y met, me fait repenser à cette soirée lorientaise et à cette expression “trop bavard” utilisée ci-dessus à son propos. Car si elle correspond bien à une impression réelle en contradiction avec l’adhésion du public, pour un spectacle sans facilité, et si j’ai cru bon de signaler cette adhésion, reste imprimée en premier lieu dans ma mémoire cette puissance avec laquelle Sarah Murcia s’est emparé du texte de Faulkner et avec laquelle elle le projette sur scène. À l’entendre, avec sa seule contrebasse et la lecture de de Dorli Lamar, j’aurais tout aussi bien pu considérer que tout ce qu’il y avait autour d’elle (autour de sa voix et ses basses) dans sa “lecture” de Faulkner était superflu. Soit un spectacle qui mérite de toute façon le déplacement, le 13 février au Théâtre de la Ville de Valence, le 15 mars au nouveau Théâtre de Montreuil dans le cadre de Banlieues bleues, le 26 à l’Espace Malraux de Chambéry, le 1er avril au Quartz à Brest.
Popping & Waacking
Suite et fin de ces Jazz Miniatures le lendemain : Nhaoul’ (duo de la chanteuse et joueuse de oud Kamily Jubran et de Sarah Murcia à la contrebasse) et Bandes originales (trio des saxophonistes Daniel Erdmann et Robin Fincker avec le violoncelliste Vincent Courtois). Mais, prenant la direction inverse, nous abandonnons la Twingo bleue sans auto-radio pour une Toyota rouge pompiers, sans gyrophare mais avec tout l’équipement moderne permettant d’écouter le nouveau disque du Corneloup “Révolut!on”. Remontant le cours du Scorff (des Ours duquel je porte encore le deuil) au-delà de Guéméné, puis le laissant, devenu ruisseau, folâtrer sur notre gauche à son indécision entre Côtes d’Armor et Morbihan, nous passons Rostrenen (chantant comme Lors Jouin « Quelle joie de dire au retour, voici Rostronen ! » Refrain : « C’est Rostronen qui chante, c’est là que vit mon cœur… ») et nous arrivons, pile pour la fin du dernier titre du disque de Corneloup, à Kergrist Moëllou où la scène itinérante Le Plancher accueillait le 15 novembre dernier le spectacle Hent… par les racines (voir plus haut). Elle nous invite en ce 26 janvier à la création de “The Landlady” de la chorégraphe Sarah Lee dont, ces dernières années, nous avons souvent vu le nom associé à celui de Marc Ducret, comme vidéaste dans le triptyque Morse – Vers les ruines – Histoire ou costumière dans Lady M dont on retrouve ici l’extraordinaire clarinettiste lituanien Liudas Lockunas avec lequel le guitariste collabore depuis 2002.
Cette fois-ci, elle s’est inspirée de la nouvelle de Franz Kafka écrite dans les derniers jours de son combat à mort contre la tuberculose, Der Bau dont le personnage – animal ou humain parlant à la première personne – s’enfouit sous terre et creuse inlassablement son espace de vie tout en édifiant ce qui le protégerait d’ennemis dont il devine le voisinage dans ce que la traduction française définit comme Le Terrier mais qui signifie tout à la fois à la fois “bâtiment” et “construction”. Connaître la nouvelle nous aurait probablement aidé à appréhender ce cube sans paroi et entre les montants duquel est tendu un réseau de fils de couleurs distinctes où évolue la chorégraphe Soniah Bel Hadj Brahim alias SonYa formée à ces techniques stylistiques apparues au contact du funk, du disco et du hip hop (Popping et waacking). Elle en tire une expression sauvage, intranquille, saccadée de mouvements impulsifs et de rétractations comme on imaginerait un être se contracter sur lui-même au contact de matière que sa vue ne lui aurait pas permis d’anticiper.
SonYa “The Landlady” en répétition © Sarah Lee
De part et d’autre du cube, les deux musiciens tissent un espace sonore dans la trame sonore préenregistrée par le compositeur autrichien Wolfgang Mitterer (voir plus bas), Liudas Lockunas commençant par d’extraordinaires effets de souffles obtenue sur l’anche de son saxophone soprano qu’il présente devant ses lèvres comme l’embouchure d’une flûte traversière, Marc Ducret jouant de l’abstraction sonore par une tenue conventionnelle de la guitare ou, comme on l’avait déjà vu faire dans Morse, l’instrument posé à plat – à la façon d’un Keith Rowe ou d’un Fred Frith – et stimulée de différentes manières (frappe, frottement, générateurs de son à proximité des micros, tel l’electric bow ou une visseuse-dévisseuse), mais toujours avec cette sûreté et cette justesse du geste qu’on lui connaît. Aux stratégies élaborées par SonYa pour cheminer dans son labyrinthe, les deux musiciens ajoutent cette alternance d’effroi et de fugace béatitude qui cisaille sa progression et me renvoie tout autant qu’à Kafka aux reptations des personnages de Samuel de Beckett** (Comment c’est, Compagnie, Le Dépeupleur) et, puisque j’en suis à oser des conseils aux artistes – allons-y – je me demande – à l’inverse de ce que je disais à Sarah Murcia sur son My Mother Is A Fish (voir plus haut) – si l’inclusion de quelques fragments du texte de Kafka dans la bande préenregistrée de Wolfgang Mitterer ne constituerait pas une aide opportune pour entrer dans cet insolite spectacle.
À Souffle continu
Deuxième partie, un bagad ? Il y manque quelques tambours et un répertoire convenu. Voici donc un quatuor sobrement intitulé Sonneurs : Erwan Keravec (cornemuse), nu piper que l’on a déjà beaucoup entendu sur la scène des musiques improvisées, Guénolé Keravec (trélombarde, plus grave que la bombarde) que l’on découvrait il y a une dizaine d’années avec son frère au sein des Niou Bardophones, Erwan Hamon (bombarde) dont les improvisations nous étonnèrent au sein du quintette Hamon-Martin l’associant à l’accordéoniste Jannick Martin) et Mickaël Cozien (biniou).
Je dois avouer qu’arrivé au bout de ce long périple, je me suis quelque peu assoupi en écoutant ce répertoire que je ne découvre vraiment qu’en écrivant ces lignes d’après le disque “Sonneurs” (Buda Musique / Socadisc), enregistré en 2016 sur la musique de compositeurs tels Wolfgang Mitterer compositeur et claviériste autrichien entendu en première partie et bien connu des improvisateurs européens (je me souviens avoir chroniqué dans les pages de Jazz Magazine le disque “Refusion” de Wolfgang Reisinger avec David Liebman, Marc Ducret, Matthew Garrison, Jean-Paul Céléa et Wolfgang Mitterer et rendu compte sur ce site de la représentation de l’opéra Massacre). Il livre ici à nos sonneurs Run dont la partition est portée par un formidable puzzle sonore préenregistré ; Susumu Yoshida, élève d’Olivier Messiaen, Betsy Jolas et Ivo Malec – belle trilogie de références très complémentaires – et qui a composé avec Ode funèbre à Tristan une pièce plus “traditionnelle” dont le leitmotiv n’est pas sans évoquer l’univers du pibroch écossais ; Bernard Cavanna (autre trilogie d’influences de maîtres : Henri Dutilleux, Georges Aperghis et Paul Méfano) dont To Air One superpose de saisissantes nappes sonores tantôt trillées, tantôt glissandi. Et à l’écoute de ces musiques de souffle continu que rythme l’ornement, me revient à l’oreille la roue libre, la manivelle à triple diamètre de rotation et le coup de poignet de Valentin Clastrier qui n’aurait pas déparé dans ce programme.
Me voici donc revenu au début de ce voyage qui s’achève alors que j’écris ces lignes et que l’arrivée en gare de Montparnasse est annoncée. À nous Paris et ses jazz clubs, ses orchestres swingue et son bibop. À moi, mes disques de Duke Ellington sur lequel Jazz Magazine m’a commandé un dossier à venir sur lequel il serait temps que je me penche un peu. Franck Bergerot
* Pour détourner le bon mot de Guy Le Querrec : « Dans la compétition avec le hasard, il faut être gagnant au concours de circonstances. »
** Toutes mes excuses pour ce retour fréquent à Samuel Beckett dans ces chroniques, mais je n’ai jamais lu que ça. Ce qui me permet de préciser que l’on trouve très peu de mentions de Kafka dans la correspondance de Beckett. La première en 1954, qui explique cela : « Kafka. Je n’ai lu de lui, hormis quelques textes courts, que les trois quarts environ du Château, et cela en allemand, c’est à dire en en perdant beaucoup. Je m’y suis senti chez moi, trop, c‘est peut-être cela qui m’a empêché de continuer. Cause instantanément entendue. » Ce qui pourrait justifier mon évocation. En revanche, dans une série de lettres de l’été 1982, le nom de l’auteur du Château tend à susciter chez Beckett le sarcasme : « Me laisse aller jour après jour, je lis La Stampa et le livre sur Kafka – travail impressionnant [probablement la biographie de Ronald Hayman, précise l’édition Gallimard des Lettres] » ; « Rien ne va plus dans ma vieille tête. La carcasse de traîne entre monts et vaux. Un œil mi-clos la suit de loin. Très peu de courrier. Toujours ça. Pâles lectures. La Stampa et Kafka. Quelle mixture que ce grand pauvre. » ; « Bientôt fini K. Il est maintenant à Berlin, tubard, plus insomniaque que jamais, dans l’espoir désespéré que ça marchera avec Dora, la 3e et dernière. Il voulait des gosses. » ; enfin ceci en janvier 1983 : « Je me souviens d’une page du journal de Kafka : “Jardinages. Aucun espoir d’avenir” Au moins il savait jardiner. Il doit y avoir des mots pour ça. Je ne crois pas devoir jamais les trouver. » Quelle froide férocité ! On croirait entendre parler Krapp dans La Dernière Bande.