Harpe, bêtes sauvages, Clarisse à poil et voyage d’hiver
Trois soirées parisiennes, trois programmes de natures disparates, avec Julie Campiche, Jean-Marc Foltz et Franz Schubert revisité. Les murs tombent…
Depuis son prix de groupe à la tête d’Orioxy avec la chanteuse Yael Miller au Tremplin jazz d’Avignon en 2013, la harpiste Julie Campiche a fait du chemin avec un autre quartette formé il y a quatre ans, fidèle au contrebassiste Manu Hagman, plus le batteur Clemens Kuratle et le saxophoniste Leo Fumagalli. Dans ma chronique du disque “Onkalo” (Jazz Magazine, février 2020) dont elle célébrait la sortie au Centre culturel suisse ce mercredi 4 mars, j’insistais sur le côté organique du groupe.
Sur scène, cette dimension reste évidente tant l’écriture vise plus un son collectif qu’une distribution de solos mais, privée des soins que procure le travail en studio, cette qualité s’est imposée avec une moindre évidence – encore faudrait-il pouvoir prendre en compte l’influence de la sonorisation d’un soir et d’un lieu – tandis que mon attention se portait sur la directrice musicale. En effet, si elle prolonge sa harpe d’un traitement électronique virtuose qui contribue à l’aspect organique de la musique, Julie Campiche affirme plus évidemment que sur le disque et indépendamment de tout effet électro, un vocabulaire bien à elle, maîtrisant le pédalier sans rien laisser paraître de cette “fâcheuse” tringlerie, évitant les facilités et contournant ses handicaps attachés à son instrument, sans le forcer dans une quelconque esthétique jazzy. Elle a fait notamment de l’introduction à Dastet Dard Nakoneh – que je citais dans ma chronique – un solo (qu’elle nous avoua avoir oser pour la première fois ce soir-là) d’une progression et d’un développement long échappant cependant à toute longueur. Il m’a semblé la voir là promise à un futur où, pour lui donner la réplique, ses complices devront se donner de plus grandes facultés de projection – et je n’entends pas par là « jouer plus fort », en terme de dynamique, de couleur, de relief, d’interaction, fusse en restant au service de leur projet collectif.
Le lendemain, 5 mars, au Sunset, le clarinettiste (soprano et basse) Jean-Marc Foltz célébrait lui aussi une sortie, celle de l’album “Wild Beasts” accompagné d’un livret de superbes photos animalières (fauves, serpents, crocodiles, herbivores, rapaces), sur des titres adéquats – Run to Live, Croc, Lions Die Alone, Hippopotorganum Magnum — à la tête d’un quartette également rodé, pas moins organique que celui de Julie Campiche, en dépit des fortes personnalités qui le composent : Christophe Marguet qui fait tinter ses cymbales sur le grondement de ses tambours de brousse, Sébastien Boisseau qui fait danser sa pachydermique et gracieuse contrebasse, Philippe Mouratoglou faisant sonner à grands coups de griffe l’âge de bronze de la guitare acoustique à cordes métalliques, l’un des deux instruments qu’il tient à sa disposition “dronant” comme en open tuning (qui s’avère, après information, un accord conventionnel sur une guitare baryton). Jean-Marc Foltz enfin qui, tenant son art tant du classique et du contemporain que du jazz et des musiques traditionnelles, sait réaménager les faisceaux de leurs héritages en des abstractions concises jusque dans la longueur qu’il sait en étirer, ouvertes sans jamais laisser les individualités menacer de dispersion le son aussi compact que complexe de son quartette. Une musique qui mérite au moins autant qu’en disque d’être écoutée “live”.
Parmi le public du Sunside, on croise Anna Laura Baccarini que l’on a vue tenir l’équilibre sur le fil tendu entre son métier de comédienne-diseuse-chanteuse et le jazz qui l’a accueillie en différents contextes, auprès du violoniste Régis Huby ou au sein de l’ONJ d’Olivier Benoit dans son programme “Europa-Oslo”. On croise aussi le batteur François Merville débarquant sur le tard du Théâtre de La Villette où, jusqu’au 21 mars, il joue de son instrument et tient même un rôle dans la pièce Toute nue d’Émilie-Anna Maillet et la Compagnie Ex-Voto à la Lune , amalgamant le vaudeville Ne te promène donc pas toute nue de Georges Feydeau créé en 1911 et des extraits de pièces du dramaturge contemporain suédois Lars Norén, où la nudité de l’originale Clarisse, épouse étourdie du député Ventroux, devient un acte féministe de résistance.
NB: Mystère de l’informatique, à partir d’ici, mon texte apparaît désormais en caractères gras et en italiques, indépendamment de ma volonté!
Comme quoi, les murs esthétiques tendent à se lézarder, voire à ouvrir de francs passages entre les disciplines esthétiques et c’est ainsi que le surlendemain, je suis retourné voir Un Voyage d’hiver donné depuis le 28 février jusqu’à ce soir 7 mars. Le “Un” est ici important, la mise en scène de Christian Gangneron étant “une” proposition à partir de Winterreise, titre original, dépourvu d’article, d’un recueil de poèmes de Wilhelm Müller qui avait inspiré le cycle de lieder du même titre à Franz Schubert. Dans cette adaptation, le piano est confié à Guillaume de Chassy (et vous comprenez enfin pourquoi je signale ici ce spectacle), le chant à Noëmi Waysfeld. Comédienne et chanteuse plus familière du répertoire yiddish et d’une certaine forme de cabaret qu’à proprement parler de l’art dit “lyrique”, elle insère des extraits d’un autre texte inspiré du premier, le Wintereise de l’auteure autrichienne Elfriede Jelinek, prix Nobel de littérature 2004, et dont quelques répliques sont même dites par le pianiste. J’ai déjà rendu compte de ce spectacle donné il y a un an au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, avec les compétences qui sont les miennes et les murailles esthétiques qui les tiennent encore confinées au domaine du jazz, mais entre l’irruption de la harpe dans le champ jazzistique et celle d’un batteur de jazz dans une mise en pièces de Feydeau, la reprise de ce Winterreise où Guillaume de Chassy joue de son art de passe-murailles méritait d’être rappelée. Franck Bergerot