À l’affiche du 24 mars : Benny Goodman au Pennsylvania Hotel
Coronavirus oblige, voici ces pages réduites au silence qui a gagné les salles de concert. Mais un 24 mars sans concert, c’est trop triste. Le 24 mars 1937 (ainsi que les jours alentours) suivons le jeune Bob Inman sur les pas de Benny Goodman dans salles new-yorkaises de la Swing Era.
En me glissant entre une pile de rouleaux de papier toilettes et de pâtes alimentaires, et en soulevant la caisse de fusils d’assaut et de munitions que je me suis fait livrer, prenant exemple sur nos amis américains qui sont toujours de bon conseil, j’ai retrouvé dans les carnets de Bob Inman*, ses annotations sur sa soirée du mercredi 24 mars 1937 (et quelques autres). Ce soir-là, venu de Bronxville où, âgé de 16 ans, il réside encore chez ses parents, il dîne avec des amis chez l’un d’eux sur la 56ème rue, puis ils se rendent au Pennsylvania Hotel en taxis (au pluriel, ils sont six : Cynthia et Barbara Doyle, Cynthia Lake, Ed Morely, leur hôte David Low et Inman lui-même).
Un pianiste noir et un orchestre blanc
Cet hôtel inauguré en 1919 face à la Pennsylvania Station, sur la 7ème avenue entre les 32 et 33ème rue, fut l’un des hauts lieux de la Swing Era, accueillant dans son restaurant, le grandiose Café Rouge (700m2 m sous 6m de hauteur de plafond) les orchestres de Tommy Dorsey, Duke Ellington, Count Basie, Woody Herman, Artie Shaw et Glenn Miller qui titra Pennsylvania Six-Five Thousand d’après le numéro de téléphone de l’hôtel (6-5000).
En 1937, le big band de Benny Goodman jouait dans cet hôtel, mais dans une salle plus modeste, le Madhattan Room. Il y fit ses débuts le 1er octobre 1936, non sans susciter quelques inquiétudes. En effet, le 12 avril 1936, lors d’un concert au Congress Hotel de Chicago, Helen Oakley de l’association organisatrice, le Chicago Rhythm Club, avait convaincu Benny Goodman d’inclure à son show son trio avec Teddy Wilson. Si le trio existait déjà sur disque, jamais il n’était apparu sur scène et Goodman, qui n’était pas très audacieux, craignait les réactions du public à la vue d’un pianiste noir sur la même scène et dans le même programme que des musiciens blancs. Helen Oakley ayant obtenu l’accord de la direction de l’hôtel, le chef d’orchestre céda. On fit venir Teddy Wilson et le succès rencontré convainquit Goodman d’inscrire durablement le trio à son show.
Du lindy hop au Madhattan Room
Lorsque le personnel du Pennsylvania Hotel sut que Teddy Wilson serait à l’affiche avec Benny Goodman, ils eurent peur que les réactions de la clientèle sudiste ne fassent chuter les pourboires. Il y eut bien quelques verres cassés, mais la clientèle des red necks fut rapidement remplacée en fin de semaine par une foule de jeunes gens des collèges environnant, parmi lesquels des danseurs de lindy-hop – genre jusqu’ici plutôt associé au Savoy Ballroom de Harlem – qui firent dire à Helen Ward : « Jusque-là, le public était massé devant la scène et personne ne pouvait danser. Ils restaient là à crier, hurler, brailler. Il y en avait bien quelques uns qui dansaient, mais ça n’était que l’habituel fox trot. Ils n’ont vraiment commencé à danser le lindy hop que lorsque nous sommes revenus à New York, au Madhattan Room. Au début, ils étaient habillés strictement, mais les filles ont commencé à porter des chaussures bicolores, des chaussettes et des jupes évasées plus adaptées à leurs girations. C’était très excitant parce que ça reflétait l’esprit des gars sur scène. Et ces danseurs rendaient la musique encore plus excitante. »
Jazz au cinéma et scène ascensionnelle
Benny Goodman resta à l’affiche jusqu’à fin avril 1937, plus les trois derniers mois de l’année 37, avec une parenthèse d’une quinzaine au Paramount Theater, un cinéma de 3600 places sur Broadway à hauteur de la 43ème rue. Les big bands avaient commencé à investir les salles de cinéma, mais cette pratique s’était heurtée aux coûts de régie nécessaires pour faire passer l’orchestre de la fosse à la scène entre les films. C’est ce qu’avait résolu le Paramount avec une scène qui s’élevaient automatiquement de la fosse à la demande. Le samedi 3 mars 1937, la projection de Maid of Salem avec Claudette Colbert étant terminée, lorsque l’orchestre de Benny Goodman émergea de la fosse en attaquant Let’s Dance, ils découvrirent une salle archi-pleine et remontée à bloc d’un public turbulent qui dansa bientôt dans les allées.
On frise l’émeute au Paramount
Notre ami Bob n’y était pas, mais il y était le 6 mars, avec trois copains, Hughie, Harvey et Dick. Atmosphère émeutière au Paramount surbooké où le public hurlait parfois plus fort que la musique. Les comptes rendus font penser aux derniers concerts de Beatles. Trois séances étaient prévues, dès 8 :30 a.m… Oui, 8h30 du matin. Les spectateurs refusaient de quitter leurs places pour la séance suivante. Bob et ses amis purent voir deux fois le film et le show de Goodman, une fois dans les premiers rangs, l’autre fois au balcon.
Line up : Benny Goodman (clarinette), Harry James, Gordon Griffin, Ziggy Elman (trompette), Murray McEachern, Red Ballard (trombone), Arthur Rollini, Herman Shertzer, George Koenig, Vido Musso (saxes), Jess Stacy (piano), Allan Reuss (guitare), Harry Goodman (contrebasse), Gene Krupa (batterie), Frances Hunt (chant) + Trio de Goodman avec Krupa et Teddy Wilson, complété en quartette par Lionel Hampton.
Au programme (avec les annotations de Bob) : Let’s Dance (l’indicatif de l’orchestre), Bugle Call Rag (solos de Goodman, Rollini, Elman, McEachern), Star Dust (James, Goodman), Alexander’s Ragtime Band (Goodman), I’ve Got My Love to Keep Me Warm, Goodnight, My Love, Between the Devil and the Deep Blue Sea (Frances Hunt), Tiger Rag (« COLOSSAL work » by Teddy Wilson), Body and Soul (« good work by the trio »), Dinah (quartet, « Lionel Hampton was great »), I Got Rhythm (quartet), Stompin at the Savoy (quartet, « nuttsy »), Sing Sing Sing (zsuper-colossalz, solos de Krupa, Musso, Goodman)
After hours avec Tommy Dorsey
Nos amis quittèrent la salle à 15h, non sans tenter d’obtenir des autographes à la sortie des coulisses. Après quoi, Bob, Dickie et Harvey retrouvèrent leurs amies Cynthia Doyle et Nancy Long pour assister de 19h à 19h30 au Studio 1 de la CBS à l’émission Saturday Swing Club, ce soir-là avec le big band de Tommy Dorsey, le quintette de Raymond Scott, Earl Hines, le joueur de ukulele Paul Starrett et les Carroll Sisters.
Ils se rendirent enfin au Palm Room de l’Hotel Commodore pour retrouver l’orchestre de Tommy Dorsey avant de sauter dans le train de 8h15 pour Bronxvile. P.m. (ce qui me paraît court) ou a.m. (ce qui me paraît bien tardif pour ces mineurs) ?
Deux soirées au Madhattan Room
Et le 24 mars alors ? Comme nous l’avons écrit plus haut, nos jeunes amis sont au Madhattan Room du Pennsylvania Hotel où ils arrivent à 20h15 : « Comme nous n’avions pas prévu d’y dîner, nous n’avons eu qu’à payer l’entrée. Je ne suis pas parvenu à récupérer un autographe et j’ai juste pu parler avec Chapin [secrétaire de Benny Goodman] et Teddy Wilson. Nous avons parlé de différents articles parus sur Benny (Cue, Sun, Down Beat, etc.), évoqué combien l’engagement au Paramount avait été éprouvant, regardé des photos de l’orchestre, etc. » Il énumère ensuite les morceaux du programme, précisant qu’ils ont dû partir avant que ne jouent le Trio et le Quartet. « Nous avons eu le train de 23h25 et David a dormi à la maison. »
Le 26 mars, nouvelle escapade, avec son copain de Washington, Roddy Snow venu passer ses vacances de Pâques à Bronxville. Ils attrapent le train de 18h39 pour Grand Central Station où ils prennent le métro. Dans le hall du Pennsylvania Hotel, ils reconnaissent le clarinettiste Joe Marsala qui joue alors à l’Hickory House sur la 52ème rue et lui font signer un autographe. « Quel enfer pour entrer au Madhattan. Le maître d’hôtel exige qu’au moins l’un d’entre nous prenne un dîner. Nous ne sommes pas les plus riches du monde ! Et comme presque toutes les tables sont prises, nous sommes placés dans un coin. Après avoir discuté avec les serveurs, nous finissons par obtenir une bonne table près de l’orchestre, sans avoir à dîner. Nous sommes bien contents de ne pas avoir à dépenser 2 $ pour dîner, parce que c’est obligatoire pour qui arrive avant 21h30. À 20h. Nous avons pu parler avec Lionel Hampton de la façon dont il jouait avec Louis Armstrong et il nous a offert des cigarettes. À son haleine, il était évident qu’il avait bu. À 20h30, nous sommes rejoints par, Hugh, Harold et Robcliff, mais deux des trois sont obligés de prendre un plat. » Huit autres ami.e.s les rejoignent encore (Cinthiya, Edith, Emmy, Ed, Henry, Barbara, Nancy, Tommy) et cette petite bande répartie sur deux tables dont l’emplacement est précisé sur un petit plan dans l’album de Bob (de part et d’autre de la scène) pourra ainsi s’adonner au plaisir de la danse.
Dédicaces et autographes
« J’ai pu demander à Harry et Benny de me dédicacer une photo de l’orchestre de Ben Pollack prise il y a dix à Atlantic City avec les frères Goodman, Jack Teagarden, Gil Rodin, Dick Morgan, Al Harris, Larry Binyon et Vic Breidis. Harry et Benny étaient très intéressés par cette photo, ont appelé plusieurs membres de l’orchestre et m’ont demandét où j’avais trouvé cette photo. Ils ont commencé à se rappeler le vieux temps, où ils jouaient, à observer comme Benny avait changé depuis cette photo de ses 17 ans, contrairement à Harry qui semblait inchangé. John Hammond s’est alors assis à notre table et m’a accordé un autographe. Il est secrétaire de UHCA [United Hot Club of America]… » Et la séance d’autographe et dédicace se poursuit avec les autres musiciens de l’orchestre. Comme chaque fois, la liste des morceaux est dressée assortie de la mention des solistes. Le tube et morceau de bravoure de Gene Krupa Sing Sing Sing est qualifié une nouvelle fois de « Super-colossal”, de même que Roll’em, préfigurant les problèmes d’ego qui ne tarderont pas à empoisonner les relations entre le batteur et son chef, le premier ayant tendance à voler la vedette et ses numéros de batterie à menacer la musicalité de l’orchestre. Nos jeunes amis qui ont la permission de minuit partent à 0h45 pour attraper le dernier train à 1h « to Bronxville. Got Home at 2 :00 am. »
Billy Kyle, le nouveau Teddy Wilson
Le lendemain, à Bronxville, assiste sans payer (en passant par la fenêtre) à un concert du Lucky Millinder qui vient de renouveler son orchestre mais toujours avec Tab Smith au sax et O’Neil Spencer à la batterie. Il préfére la précédente mouture, mais remarque cependant Charlie Shavers, Harry Edison et un jeune pianiste de 19 ans « supposé être un second Teddy Wilson », Billy Kyle [Charlie Shavers, Billy Kyle et O’Neil Spencer, on a la moitié du sextette de John Kirby ; quant à Harry Edison, il entrera chez Count Basie en 1938. Où l’on voit que notre Bob à de l’oreille et du goût] Et ça joue presque sans discontinuer de 21h30 à 2h45. Franck Bergerot
Dans ses carnets, Bob Inman notait scrupulement jour après jour ce qu’il entendait à la radio et ce qu’il allait écouter à Manhattan, dans les dancings, les jazz clubs, les hôtels et les émissions publiques. Compilateur d’éméphérides consacrés aux grands jazzmen (Count Basie, Miles Davis, Duke Ellington, Ella Fitzgerald, Dizzy Gillespie, Charlie Parker…), Ken Vail en publia le contenu « Swing Ear Scrapbook, the Teenage diaries & Radio Logs of Bob Inman, 1936-1938 » (Scarecrow Pres)
Merci notamment à Ross Firestone pour son Swing, Swing, Swing, The Life & Times of Benny Goodman, Hodder & Soughton.
Les enregistrements radio consacrés par CBS aux prestations de Benny Goodman au Madhattan Room ont fait l’objet de plusieurs éditions CD et sont trouvables sur les plateformes de streaming.