À l’affiche du 6 avril : Eddy Louiss et sa fanfare aux Banlieues bleues
Coronavirus oblige, voici ces pages réduites au silence qui a gagné les salles de concert. Mais un 6 avril sans concert… En l’année 1991, ce 6 avril, nous nous serions rendus à Sevran pour écouter Eddy Louis et sa Multicolor Fanfare.
Cette fois-ci, je n’ai pas eu à tourner des pages et des pages de mes collections de Jazz Magazine et autres pour trouver cette date. J’y étais… Une longue histoire qui avait commencé dans la montagne ardéchoise où Patrick Tandin redonnait vie à un hameau sur les flancs de la vallée de la Thines. Ancien programmateur de Jazz à Fip, il avait monté sa propre émission Jumbo jazz sur une radio indépendante pour laquelle il avait pris pour indicatif Le Retour de la Baleine bleuee (1) qu’Eddy Louiss venait de publier sur son album « Sang Mêlé ». Après quoi il monterait la Label La Lichère, du nom de son hameau. L’été, il y amenait ses amis musiciens, gens du cirque et d’ailleurs, avec leurs enfants, pour préparer le bal de Thines que nous allions annoncer en fanfare, les oreilles peintes en bleu, au marché des Vans.
Je me souviens avoir débarqué un soir d’été, à l’heure de l’apéro du soir, mon sax et mon violon dans chaque main. Eddy Louiss était là, invité par Tandin, tout juste arrivé avec son épouse Martine. Et déjà, il demandait ce qu’il venait faire là et dans quoi on essayait de l’entrainer : « Et c’est quoi ce bal… Il paraît qu’il y a même un critique dans ta fanfare ! » Je me suis fait tout petit ce soir-là. Mais le lendemain, descendant à la rivière qui nous servait tout à la fois de salle de bains et d’aire de répétition pour le bal et le spectacle de cirque que devait y donner les enfants, je l’ai trouvé là, nous donnant de la grosse caisse un tempo comme jamais cette fanfare n’en n’avait eu. Il avait composé à notre intention le thème de Le Chemin (2) (ce foutu chemin de pierre par lequel il était arrivé la veille avec son Hammond B3 et tout le saint-frusquin et qu’il allait emprunter quotidiennement dans les deux sens pour nous rejoindre au bord de l’eau) et le petit indicatif La Lichère (2) à partir des tonalités de numérotation qui avaient chanté à son oreille lorsqu’il appelait Patrick au téléphone. Le samedi, il nous avait accompagné aux Vans pour parader au marché, et le soir, sur la scène improvisée sur la place de Thines, en surplomb au-dessus du vide, il avait fait hisser son Hammond B3 et nous lui avions fait jouer les rocks Eddy soit bon, Sweet Home Chicago et je ne sais plus quelle biguine. Il avait profité d’un intermède pour jouer un tango à la demande du maire, puis m’avait invité à jouer avec lui un reel irlandais qu’il avait appris en m’entendant travailler mon violon à l’entrée du hameau.
Un soir d’orage, alors que chassés de leurs tentes les enfants avaient envahi La Lichère, afin de les calmer, Eddy les avaient réunis dans la grange que Patrick Tandin avait aménagé en une grande chambre pour l’accueillir avec tout le confort dû à son rang, avait branché son B3 et leur avait fait chanter en chœur Grand-père, vous oubliez votre cheval de Charles Trenet, puis le fameux traditionnel Flo Me La que Nina Simone avait chanté à Newport en 1960, dont il avait fait huit ans plus tard la musique de Mai Paris Mai de Claude Nougaro, avec les tambours de Daniel Humair, l’enregistrant par ailleurs sous le titre de Flomela pour Yves Chamberland (4).
Quelques mois après notre été ardéchois, Eddy Louiss réunissait au studio de répétition des Frigos de Paris une soixantaine de musiciens amateurs et professionnels – puisque l’on y reconnaissait le clarinettiste Sylvain Kassap –, de très jeunes (dont certains sont depuis devenus musiciens professionnels) et de moins jeunes (Paul Vernon, dentiste et néanmoins saxophoniste très expérimenté, ami de Boris Vian qui avait fait de son patronyme le prénom du pseudonyme Vernon Sullivan). On y trouvait même le directeur et fondateur de la première école de jazz en France, le Cim, Alain Guerrini, ancien patron de club et activiste de la scène parisienne, qui renouait avec la pratique du saxophone, sa première activité professionnelle. Les à-peu-près et les ratés de la fanfare de La Lichère allaient pouvoir se diluer dans la masse orphéone. D’abord quel capharnaüm ! Quelle cacophonie ! Eddy était ravi, mais il savait aussi nous imposer le silence de son seul magnétique regard et lancer de ses deux coudes en mouvement le long du corps, telles les bielles d’une puissante locomotive, les grooves dont il avait le secret. Et j’entends encore Daniel Huck jetant son solo d’introduction sur Come On D.H. ! avec l’énergie et la ferveur d’un prédicateur à la veille du jugement dernier, alors que ça n’était jamais que la énième fois qu’Eddy la lui faisait reprendre pour parfaire notre entrée.
Cette intro, il ne la jouerait ni mieux ni moins bien, le soir de la création au Théâtre de la Ville, le 6 novembre 1987, dans le cadre du festival de Paris, c’est-à-dire, ainsi qu’il en avait l’habitude comme si sa vie en dépendait. Je nous vois encore, dans la salle de répétition au-dessus de la salle de concert, patientant pendant la première partie, où l’on entendait gronder, comme un long et diffus tremblement de terre, les basses du Multicolor Feeling, l’orchestre régulier d’Eddy. À l’entracte, nous sommes descendus vers la scène par un étroit escalier en colimaçon où il nous a fallu encore patienter, confinés là comme dans une espèce de silo. Les conversations allaient bon train, dominées par les questionnements des syndiqués du jazz vieux style : qu’est-ce qu’on fait là au milieu de tous ces clampins qui n’en touchent pas une sur leur biniou ? Est-ce qu’on n’est pas en train de tuer le métier ? Et puis, bon, encore une fois, c’est pas du jazz ! Tu parles Charles, alors pourquoi t’es là ? Chut !!!!!! Ça y est, on y va. Et l’on entend Daniel Huck au loin qui a entamé son grand prêche. Et la fanfare commence à s’écouler de cette vis sans fin où elle s’était entassée comme du bon blé n’aspirant à n’être que farine pétrie et cuite au four… et le public du Théâtre de la Ville voit cette marée humaine se déverser indéfiniment, comme si elle allait inonder les praticables installés à son intention, puis la scène entière jusqu’à submerger les premiers gradins, tandis que Huck gospelise à la folie sur les répons de l’orgue et les exclamations de la batterie auxquelles le public commence à se joindre. Le dernier pupitre occupé, Eddy se lève et, sous sa battue, la fanfare entame son grand cantique brodé des contrechants survoltés de l’alto derrière lequel, après un bref point d’orgue, nous entamons nos riffs accompagnés de la seule batterie, suivis d’un chorus de fanfare qu’Eddy fait swinguer de ces deux bras comme il le ferait du clavier de son orgue…
Ce qui s’appelle désormais le Multicolor Feeling Fanfare enregistrera un premier album, un double vinyle, avec un disque intitulé « Multicolor Feeling » et un autre intitulé « Fanfare », ce dernier moyennement réussi pour la partie fanfare malgré l’accueil du grand studio Davout. Mais il y aura d’autres concerts, certains particulièrement mémorables, notamment lorsque s’y associera l’artificier d’Uzeste Patrick Auzier. Je me souviens de l’odeur de brûlé de mon chapeau de paille lorsque partit à l’horizontal le long d’un câble tendu partant du fond de scène et au raz de nos têtes la première fusée du festival pyrotechnique dont il accompagna le concert donné au parc des Anciennes Mairies de Nanterre. Et je me souviens plus encore du concert donné dans une cité au nord de Paris où Dominique Pifarély s’étant imprudemment approché du bord de scène vit une fusée lui partir sous le nez à la verticale. Les barres d’immeubles au centre desquelles se donnait le concert se sont illuminés, les résidents ayant allumé des bougies à leurs balcons, tandis que des feux s’allumaient sur les toits, le long des façades, dans le dos de motards traversant le public et même aux pieds d’un artificier-trapéziste produisant des soleils en tournant sur une barre fixe, le tout sous les regards inquiets des pompiers, prêts à intervenir. Et clou du spectacle, le Concorde clignotant de tous ses feux passant au ras des immeubles à l’arrivée sur Roissy.
Mais le grand concert, et par chance il fut enregistré (3), ce fut celui du 6 avril 1991 au Jesse Owen Gymnasium de Sevran, dans le cadre du festival Banlieues bleues. Pas de feu d’artifice, mais Eddy avait vu les choses en grand. Nous étions 100 à rejoindre le Multicolor Feeling à la mi-concert et pour asseoir le tempo de cette masse immense et ébranler son inertie, Marc Steckar, à qui l’on devait la renaissance de la pratique du tuba en France, était venu gonfler la section de basses à vent avec son fidèle comparse du Tubapack, Christian Jous, la portant à dix pupitres. Et je vois encore, loin, très loin, de l’autre côté de cette scène immense, la masse compacte de leurs pavillons, danser en cadence avec ce léger flottement rythmique qui aurait pu nous faire croire qu’ils étaient battus par le vent comme un bouquet de gros ballons, au point que j’attendais le moment où ils s’envoleraient. Et chaque fois que je réécoute ce disque, je les vois s’envoler. En l’écoutant, fermez les yeux, vous verrez ça, vous aussi. Franck Bergerot
1 « Sang mêlé », 2 « Multicolor Feeling – Fanfare », 3 « Live » tous parus chez Nocturne et réédités par Pierre Louiss, dans le coffret « D’un jour à l’autre » (Tempo 111)
4 « Flomela » Dreyfus Jazz.