Jacques Demêtre, passeur du blues, s’éteint à 96 ans
De son vrai nom Dimitri Vicheney, Demêtre était né le 16 février 1924 à Paris. Fils d’Hélène Benois et du compositeur d’origine russe Ivan Wischnegradsky, il s’intéresse vers 1940 au jazz français (Django Reinhardt, Alix Combelle) en écoutant à la radio les émissions d’Hugues Panassié. Mais la révélation vient pour lui, après la guerre, de celles que Sim Copans consacre aux musiques traditionnelles, où figurent les negro spirituals et le blues. Celui-ci passe à l’époque, en France et en Europe, pour une expression du passé que l’on range volontiers dans les “préfaces” du jazz. Demêtre contribuera, avec d’autres, à révéler le genre à part entière, voire le “continent” socio-culturel qu’est le blues ancien et moderne.
Quelques rares marques françaises, Vogue en tête, publient au compte-gouttes des 78-tours de bluesmen tels que Champion Jack Dupree, Sonny Terry & Brownie McGhee, et lorsque Big Bill Broonzy arrive en France en 1951, il est présenté comme l’un des derniers Mohicans du blues… Demêtre fréquente les artistes de passage (Sister Rosetta Tharpe, Sammy Price) et se rend à Londres, d’où il rapporte des valises de disques d’importation.
En 1955, Charles Delaunay et André Clergeat l’accueillent à la revue Jazz Hot et lui donnent carte blanche pour écrire sur ses sujets de prédilection. Ce seront de nombreux portraits de musiciens et des études sur les répertoires du blues. Il correspond bientôt avec le futur grand historien anglais de cette musique, Paul Oliver, et plus tard avec les fondateurs de la revue britannique Blues Unlimited, dont il sera un collaborateur.
En septembre et octobre 1959, Demêtre et son collègue et ami Marcel Chauvard font un voyage de quatre semaines qui les conduit dans les quartiers noirs de Chicago, Detroit et New York, où presque aucun Américain blanc ne s’aventure alors. IIs y rencontrent, photographient et interviewent un nombre important de musiciens appartenant à plusieurs générations, de Tampa Red et Curtis Jones à Muddy Waters, Otis Spann, J.B. Lenoir, Little Sonny, J.L. Hooker ou Elmore James. Leur témoignage prend la forme de six articles publiés successivement dans Jazz Hot, qui font l’effet d’une petite bombe dans les milieux avertis et seront traduits dans plusieurs publications étrangères. Ces articles seront regroupés en 1994 sous le titre Voyage au pays du blues (Clarb/Soul Bag). Comme l’écrit David Williams dans The First Time We Met The Blues (Music Mentor Books), Demêtre et Chauvard « ont sans doute été les seuls Blancs à voir sur scène Elmore James [décédé en 1963] et presque certainement les premiers critiques blancs à s’enthousiasmer pour B.B. King ».
Homme ouvert et spontanément amical, prompt à faciliter les rapports et les collaborations, Jacques Demêtre avait aussi collaboré à la revue belge Rhythm’n’Blues Panorama et au magazine français Soul Bag,et on lui doit plusieurs anthologies. Le blues « reflète étroitement la vie quotidienne des gens. C’est le son de leur vie », déclarait-il en 2007 à la revue spécialisée française Blues Again.
Philippe Bas-Rabérin