Charlie Parker rêvé
Loin de Paris et de ses hommages pour le 100ème anniversaire de Charlie Parker, Franck Bergerot a retrouvé dans ses fichiers un rêve que lui avaient inspiré un hommage de Django Bates pour le 90ème anniversaire.
Le RER du retour fut très long à arriver. « Accident grave de voyageur » annonçait le panneau indicateur. Ce qui me laissa tout loisir de poursuivre le compte rendu que j’avais commencé à rédiger dans le métro, me réveillant de temps à autre en sursaut d’un bref instant de somnolence au cours duquel ma plume avait poursuivi son chemin. Une rame couverte d’un linceul noir vint s’immobiliser le long du quai après l’heure d’arrêt du service et une foule compacte s’y engouffra qu’elle délivra au gré des stations qui me parurent plus nombreuses qu’à l’ordinaire. Sur le chemin menant de la gare d’Achères-Ville à mon domicile, alors que ma mémoire revisitait les évènements de la soirée, je fus rattrapé dans la nuit par un homme qui, s’étant porté à ma hauteur, régla son pas sur le mien. Tournant mon regard sur le sien qu’il tournait à cet instant vers moi, je reconnus un sourire étrange, où une lueur narquoise mêlée à une apparente bonté trahissait une vive intelligence. Il me revint que j’avais déjà aperçu cet individu sur le quai du métro au sortir de la Dynamo où les Banlieues bleues accueillaient un hommage à Charlie Parker par Django Bates en première partie d’un concert de Radiation 10. Je lui demandais qui il était. L’homme, qui n’était visiblement pas de langue française, sorti de la poche intérieure de son imperméable un curieux parchemin rédigé dans une langue inconnue de moi, mais où je pus cependant lire : « Je, soussigné Saint Pierre, gérant de l’au-delà et de ses dépendances, autorise le dénommé Charlie Parker, alias “Bird”, à quitter le Purgatoire où il est assigné pour la soirée du 1er avril. En échange de quoi, il s’engage à être de retour avant 2h00 au matin du 2 avril. Faute de quoi il sera précipité dans les flammes éternelles. »
Bird, bien sûr, c’était lui ! Mais, pour tout dire, j’étais surtout désappointé, car je n’ai jamais cru à ces bondieuseries, ou alors il y a bien longtemps. Comprenant mon incrédulité, il acquiesça : « Always, the same bullshit ! » Jusqu’à là, j’arrivais à suivre, le mot “bullshit” étant l’un des premiers de la langue anglaise dont j’ai à peu près maîtrisé la signification. « Give me some fire » continua-t-il. Au mot de “fire”, les images du Cakewalk infernal de Mélies défilèrent devant mes yeux, et il lui fallut s’y reprendre à trois fois pour me faire comprendre qu’il voulait du feu, écarquillant un regard plus coquin qu’à l’ordinaire et tendant vers moi du bout des lèvres l’extrémité d’un joint qu’il avait extrait de ses poches après y avoir replacé son sauf-conduit. Par bonheur, je retrouvais, égaré dans la doublure de ma veste, un antique briquet datant d’une époque où, secoué de quintes de toux, j’essayais d’imiter mes camarades. Il tira deux bouffées, considéra l’extrémité incandescente avec un regard de connaisseur et m’expliqua qu’un certain Johnny Griffin, arrivé au Purgatoire voici un peu moins de 3 ans, était parvenu à y introduire une quantité considérable d’herbes d’origines diverses.
Nous reprîmes notre marche et je lui demandais dans un anglais improbable s’il avait assisté à l’hommage qui lui avait été rendu par Django Bates. Il me fit comprendre qu’il n’entendait rien à mon sabir, mais qu’il me suffisait de reprendre le fil de mes songerires et qu’il m’écouterait penser. L’affaire n’était pas gagnée. Vous imaginez ?! Bird surgit sur votre route en pleine nuit à la sortie du RER et vous suggère de penser : « Pense, mon frère, je t’écoute ! » Inhibant, non ? Après quelques dizaines de mètres au cours desquelles j’observais le soin avec lequel il évitait les nombreux escargots qu’avaient fait sortir les pluies de ces derniers jours et qui s’étaient égarés sur la voie publique, j’émergeai de mon engourdissement et, progressivement, le souvenir du concert de Django Bates me revint à l’esprit, ponctué de ces thèmes parkeriens projetés par bribes, rétrécis, étirés, décalés, déchiquetés en un kaléidoscope à la rotation et aux facettes irrégulières. « It’s not Scrapple From the Apple, man, it’s Demoiselles d’Avignon. Nice Striptease ! Very confusing. I like that. » J’aurais aimé l’interroger sur la nature des déformations que le trio avait fait subir à ses compositions. Il anticipa ma question : « Mec, je ne sais pas trop ce qu’ils fabriquent, mais on dirait bien qu’ils jouent toutes les mesures à la fois. Nous avions cherché dans cette direction avec Max [Roach], nous avions trouvé la porte, mais nous n’avions pas la bonne clé. Lennie [Tristano] avait la clé, mais il n’avait pas trouvé la porte. Peut-être était-il sur le point de la trouver lorsque je suis parti. Mais je crains qu’il n’ait trouvé une autre porte derrière celle-ci, et une autre, et encore une autre. Il y aura toujours de nouvelles portes à ouvrir. Par bonheur ! Et ces drôles de mecs en entrevoient sûrement de nouvelles qu’ouvrirons leurs cadets. Et si par malheur, ils parvenaient à la dernière, alors le monde s’arrêterait de tourner. » Je resongeai à cette étrange choral au cours duquel on avait entendu les trois instrumentistes fredonner à trois voix. Django Bates en avait livré quelque commentaire à ses auditeurs, mais je n’avais su en comprendre un traître mot. « Ah-Leu-Cha ! » s’exclama Charlie Parker, esquissant un petit pas de ballerine. En s’arrêtant soudain pour se pencher sur un escargot qu’il avait failli écraser. Considérant la lenteur de l’animal : « Les deux voix d’Ah-Leur-Cha, jouées à des vitesses différentes. On m’a rapporté au Purgatoire qu’un écrivain argentin m’avait fait dire dans un roman [Julio Cortazar dans L’Homme à l’affût] “Ce solo-là, je l’ai déjà joué demain.” C’est quelque chose que je n’aurais su dire, mais il mettait des mots sur une angoisse qui m’envahit progressivement jusqu’aux dernières heures de mon existence. Ces mecs ont ouvert la cage où je me heurtais continuellement, à ma musique. Ma partition s’envole. » Il se redresse faisant mine d’attraper un papillon sans y parvenir.
Mais déjà mes pensées s’éloignaient vers la deuxième partie, vers la formation Radiation 10. Je ne connaissais pas ce programme où Bruno Ruder est venu ajouté son Rhodes qu’il utilise de façon très percussive, à l’exception d’un prodigieux solo, l’un des rares à émerger totalement de cette masse orchestrales compact où le prémédité et l’improvisé se mêlent intimement. « I see, you’re thinking about this fucking noisy music. What’s that !? Funny, funky thing ! » Je commençais en retour à lire dans ses pensées. « C’est le son de votre drôle d’époque, ces fils électriques que chacun s’enfilent dans les oreilles et qui vous fait hocher de la tête, chacun à des rythmes différents, où qui vous fait parler à voix haute avec d’imaginaires interlocuteurs dans les transports en commun, ces voyants qui cligotent sur scène et ces écrans bleutés qui s’allument constamment dans le public au cours du concert. Fichue époque. Quelle musique aurais-je joué si j’avais été des vôtres. J’aurais peut-être aimé avoir ces cordes qui ont ouvert le concert. Perdre ma voix dans ces masses sonores hurlantes ou murmurantes, comme nous nous perdions en 4( dans les clameurs de l’orchestre de Dizzy Gillespie. Ça ne swingue pas, non ! Je ne sais pas ce que sont ces foutus rythmes que vous jouez aujourd’hui. Mais c’est quelque chose ! Sûr. Ne laissez surtout pas la critique y mettre un nom. On a suffisamment ramé comme ça avec leur jazz et leur bebop. »
Nous continuâmes à marcher en silence, il n’y avait plus que le souvenir de cet étrange organe musical qui grondait à nos oreilles. Cela faisait près de 30 minutes que nous marchions et le portail de mon immeuble était en vue tandis que l’aiguille de ma montre s’approchait de deux heures. Il s’arrêta et jetant son imperméable au sol fit apparaître deux grandes ailes qu’il fit battre en arrière de sa tête alors que, dans un sourire moins ironique qu’à l’ordinaire, il laissait tomber une larme : « J’aurais tant aimé étudier avec Edgar Varèse… » Je me dis soudain qu’il ne savait rien de ce qui s’était passé après son départ : Clifford, Horace, Miles, Trane, Elvin, Scotty, Bill, Motian, Tony, Herbie, Ornette, Ayler, Cecil, Jimi… Je m’apprêtais à lui proposer de lui préparer une tracklist pour le jour où il repasserait par chez nous, mais déjà il s’était envolé… Like a bird.
Je me réveillais tout en sueur, me levais pour passer aux toilettes libérer ma prostate, me versais un verre de whisky et gagnais mon bureau où j’allumais mon ordinateur pour y consigner ce rêve avant qu’il ne fut évanoui. Au-dessus de moi, sur l’étagère, Sigmund le chat, était apparu et me considérait d’un air qui me disait quelque chose. Soudain, il hoqueta à plusieurs reprises et se mit à vomir sur mon clavier une bile gluante qui où se mêlaient plumes et fragments d’un parchemin où je pus relire : « Je, soussigné Saint Pierre, gérant de l’au-delà et de ses dépendances, autorise le dénommé Charlie Parker… » etc. Sigmund, se lécha longuement les moustaches puis m’adressa un sourire que je reconnus. Bird ! Après avoir avalé deux Gaviscon pour atténuer les effets du whisky, je sombrais dans un profond sommeil.
J’étais l’Ane culotte et à mes côtés marchaient John Coltrane et Wes Montgomery que j’avais entraîné à quitter les dernières ombres de Vaugines et à affronter les clameurs d’un soleil belliqueux sur le chemin qui serpentait vers les collines en direction du domaine de Monsieur Cyprien. Parvenu à un petit pont enjambant un ruisseau sec, Wes s’arrêta net, exprimant son intention de retourner au village. Tous deux s’assirent sur le parapet, à l’ombre d’un figuier qui étendait sur eux son ombrage, tandis que j’attendais patiemment, battant les flancs de ma queue – n’oubliez pas que dans ce rêve, je suis l’Ane culotte – pour chasser mouches et taons, l’œil absent, mes grandes oreilles aux aguets. Coltrane incitait Wes à poursuivre sur les chemins s’élançant sur les flancs du Grand Lubéron. « De là, nous verrions Le Ventoux, L’Homme Mort, Lure et plus loin encore les Écrins, les Trois Évêchés, la Vanoise. Nous pourrions aller là-bas et plus loin encore. As-tu jamais vu les neiges éternelles, Wes ? » Le guitariste avoua que non. Que pour l’heure, il préférait retrouver l’ombre des platanes. Le soir venu, il sortirait sa guitare jouerait pour les joueurs de boules… Mais ça c’est une autre histoire. Je la raconterai peut-être une autre fois… si mon rêve ne s’est pas évanoui d’ici là. Franck Bergerot