L’Orchestre national de France sous un Solal radieux
L’apparition du Coronavirus avait failli compromettre le concert, les mesures sanitaires ayant contraint le compositeur à revoir plusieurs fois sa copie pour réduire la durée du programme et éloigner, mètre en main, les pupitres les uns des autres. Ce 11 septembre, trois des quatre concertos du répertoire initialement prévu ont pu voir le jour.
Une assistance clairsemée du fait des règles d’éloignement physique, seul le compositeur et son épouse se trouvant côte à côte dans une rangée réservée à quelques VIP de la presse et de l’Institution qui la laissèrent quasiment vide, alors que de nombreux spectateurs s’étaient vu refuser l’accès à la réservation… En dépit de ce bémol (hélas assez courant), l’évènement a eu lieu, avec un Orchestre national de France galvanisé par son chef, Jesko Sirvend, totalement impliqué dans les partitions qui lui étaient soumises, les particularités de l’écriture solalienne et l’accueil de hautes personnalités invitées venues du monde du jazz et ici mises à rude épreuve. Grand spécialiste de l’œuvre du pianiste-compositeur, responsable des notes de programme et d’un grand entretien réalisé en 2003, Martial Solal, compositeur de l’instant publié chez Michel de Maule/INA, Xavier Prévost nous a raconté dans un précédent compte rendu les répétitions qui ont précédé ce concert et reviendra, avec sa connaissance de l’œuvre et la finesse de son écoute, sur ce concert d’exception. Je me permettrai ici une première impression en sortie de salle.
Impression et émotion de voir un Solal radieux en fin de concert après l’amertume que nous lui avons souvent connu. Je le revois au sortir d’un concert du milieu des années 1970 dans une minuscule salle du Marais, parmi un public rare se pressant autour de lui, son épouse tâchant de le réconforter et de lui redonner espoir en lui signalant la présence de jeunes auditeurs dont j’étais. Une obsession récurrente aura été chez lui, interview après interview jusqu’à ce concert, le manque de reconnaissance du musicien de jazz, notamment par le “Monde du classique” et “l’Institution culturelle”, plus spécifiquement à travers lui comme pianiste improvisateur hors norme, mais aussi comme compositeur. Et de cette souffrance d’avoir vu ses œuvres symphoniques ignorées ou dédaignées*, hier, âgé de 93 ans, il se déclarait libéré par ce concert – l’interprétation de l’Orchestre national de France dans la belle acoustique de l’Auditorium la Maison de la Radio – et on le sentait comme tranquillisé d’une hantise jusqu’ici chez lui essentielle.
Mais au cours de ce concert – Triple Concerto pour trombone, piano, contrebasse et orchestre (avec Denis Leloup, Hervé Sellin, Jean-Paul Celea), Concerto pour saxophone et orchestre (avec son dédicataire Jean-Charles Richard aux soprano et baryton, l’orchestre se limitant aux cordes plus un trombone basse et des percussions, parmi lesquelles on reconnaissait François Merville), Coexistence pour piano et orchestre (avec le pianiste Éric Ferrand-N’Kaoua et François Merville) –, l’émotion était autre, active et constamment sollicitée par cette vivacité solalienne passée du piano (qu’il déléguait ici à deux pianistes de confiance, le jazzman Sellin et l’interprète classique Ferrand-N’Kaoua) à l’orchestre et à sa partition. Où le champion de l’immédiateté, libéré de la tyrannie métronomique du tempo – de l’improvisation collective qui ne reconnaît comme seul chef et seul repère que la battue inexorable de la grille par la batterie (cette battue serait-elle sous-entendue) – peut désormais suspendre son oreille et son geste, le soumettre à sa réflexion, gomme et crayon en main, détourner son énergie au profit de l’avènement de la forme étendue et de la couleur, déplacer les motifs d’un pupitre à l’autre ou opposer ceux-ci entre eux par un travail plastique des proportions et des timbres…
Certes, on lui connaissait déjà une écriture orchestrale pour ses Martial Solal Big Band, Dodecaband et Newdecaband qui se jouèrent en partie des conventions du jazz tout en mettant à sa disposition une palette de cuivres et de bois. Mais les cuivres de l’orchestre classique, même si dans le programme d’hier ils n’ignoraient par la touche jazzy des sourdines et des tutti percussifs, sont d’une autre matière, gonflés dans deux des concertos d’un volumineux pupitres de quatre cors ; les bois sont d’une autre nature, de vrais bois, loin de l’hybridité des saxophones, jusqu’à ce piccolo farceur qui nous rappela soudain la facétie de l’improvisateur, tout comme le fit le final désinvolte de Coexistence ; les percussions classiques – que François Merville vint soutenir sur deux concertos et qu’il contribua à faire swinguer sur le dernier qui seul se rattache factuellement, quoiqu’épisodiquement, à l’esthétique rythmique du jazz – privilégient la pensée plastique et picturale sur la dimension métrique… Quand aux cordes, la façon dont leur étoffe s’offre à l’imagination harmonique du compositeur, la qualité de leur tenue, la douceur de leur attaque et la giffle dont sont capables ses archets constituent un continent que le jazz tenta d’aborder, souvent bien superficiellement, voire maladroitement, ne s’emparant de ses territoires que très rarement de manière judicieuse. Solal, notamment dans le Concerto pour saxophone où elles sont seules, toutefois griffées de quelques percussions et graissées de quelques traits et répliques de trombone basse, en prend pleine possession pour ajouter à son œuvre quelque chose de l’ordre de la respiration, un espace d’onirisme dont, le soliste Jean-Charles Richard, seul de la soirée à se voir autoriser quelques mesures d’improvisation, s’empara en élargissant ces zones de liberté – dont, coordinateur musical du programme et gendre du compositeur, il avait le privilège – et en prenant même quelques licences avec sa partition pour lesquelles il fut remercié et félicité par Solal à l’issue du concert.
Ce programme à inscrire au répertoire dit “contemporain” – que l’on espère un jour complété par les pièces qui en ont été supprimées par la force des choses – fera l’objet d’une première retransmission le 9 octobre à 20h sur France Musique. Franck Bergerot
* En dépit de la reconnaissance du chef et compositeur Marius Constant qui, dès 1977, dirigea Stress créé, avec le trio du pianiste à Châteauvallon, à la tête de l’Ensemble Ars Nova, puis dès 1981 le Concerto pour piano et orchestre, avec le trio, à la tête du Nouvel Orchestre philharmonique de Radio France.