Atlantique Jazz Festival, contre vents et marées (suite et fin)
Les Voyageurs de l’Espace / Corneloup & Molard 4tet, Le Vauban, dimanche 11 octobre
Une journée qui avait commencé bien plus tôt à La Turbine – local fraîchement aménagé pour accueillir plusieurs structures culturelles dont Plages Magnétiques, organisatrice du festival – pour un apéro-impro réunissant les cordes de Jacky Molard (violon) et Didier Petit (violoncelle). Un échange sur le fil qui a offert aux deux improvisateurs la première occasion de jouer ensemble, aussi étonnant que cela paraisse à l’écoute et à l’observation de leur fine interaction. En début d’après-midi, Les Studios tout proches projetaient Changer le monde, puissant documentaire réalisé par Franck Cassenti et centré sur la figure d’Archie Shepp d’un côté, sur le festival Jazz à Porquerolles de l’autre. Outre le saxophoniste, mémoire vivante d’un jazz de résistance et d’affirmation d’une autre humanité possible, le cinéaste est parti – nombreuses images d’archive à l’appui – à la rencontre de tous ceux qui, venus des quatre coins de la planète et passés par la petite île du Var, ont posé en mots, en mouvements, ou en échanges improvisés la question de la musique comme levier des nécessaires et (de plus en plus) urgentes transformations sociales. Parmi les figures rencontrées et entendues dans ce film plus que jamais à voir et à faire voir, Marc Ribot, Nicole Mitchell, Hermeto Pascoal, Hamid Drake, Aldo Romano ou André Minvielle.
© Guy Chuiton – Brest
Qu’on le croie ou non, le projet des Voyageurs de l’Espace est le fruit d’une collaboration des trois musiciens (sous la direction artistique de Didier Petit) et de l’Observatoire de l’Espace du CNES et s’inscrit dans une démarche de longue haleine pour rendre effectif un rapprochement fécond entre la science et les arts. Les différents auteurs des textes (Olivier Bleys, Sabine Macher, Charles Pennequin, Didier Petit lui-même…) ont écrit sur des propositions thématiques – Philaé, Son de la lune, Vide sensible – accompagnées de documents iconographiques. À charge pour les mu siciens d’en extraire des chansons et de les placer en orbite, chorégraphiant les mots et les sons sur l’espace scénique. D’abord bien délimités de part et d’autre de la vocaliste en combinaison de vinyle blanc, les espaces initiaux du violoncelliste et du percussionniste se dilatent peu à peu, Didier Petit arpentant la scène tout en jouant ( !), Philippe Foch s’en allant frotter ou percuter de droite et de gauche sur d’autres supports environnants. Mais la métaphore spatiale n’en est pas moins musicale, par la multiplication à l’œuvre des modes de jeu, de frottement, de frappe, ou encore de fragments de langues imaginaires. Une prolifération suggestive qui enveloppe les textes d’un continuum sensoriel à la matérialité toujours renouvelée, qui n’empêche pas ça et là l’irruption de grooves terriens à souhait – comme celui installé par le violoncelle pour entrer en Contact avec les mots de Serge Gainsbourg. Ce voyage sidéral et un rien sidérant semble avoir été imaginé pour l’univers intérieur de Claudia Solal, indissociable de la forme de légèreté ou d’apesanteur expressive qui convient, comme ici sur les mots de Coline Pierré : « J’suis une météorite qui voyage à l’envers, je vais beaucoup trop vite, je sors de l’atmosphère. Toute seule dans l’Univers je découvre l’espace, je vole en solitaire… ici j’ai de la place ». Ce voyage est aussi imaginé pour les ressources spécifiques de sa voix et sa capacité à en faire communiquer les étages jusqu’au plus ténu et immatériel des suraigus. Une captation visuelle du spectacle offrirait une trace précieuse de ce projet qui viendrait compléter le CD déjà disponible (Buda Musique, 2016).
© Guy Chuiton – Brest
Les Voyageurs de l’Espace : Claudia Solal (voix), Didier Petit (cello), Philippe Foch (perc).
Voyageur, le Corneloup/Molard Quartet (programmé en clôture en remplacement du quartette américain de James Brandon Lewis) l’est sur un mode forcément plus terrestre… À moins que l’on ne préfère les voies de métaphores plus maritimes pour dire sa façon de naviguer entre l’ancrage breton du violoniste, et les paysages moins situables mais toujours reconnaissables du saxophoniste. Si chacun des protagonistes du quartette s’est illustré ou s’illustre fréquemment dans des configurations plus ouvertes, l’écriture prend ici une grande place et tire parti d’une formule instrumentale totalement inédite (clarinette, violon, violoncelle, saxophone baryton). Une configuration sonore dont toutes les déclinaisons sont explorées (la doublure mélodique clarinette violon n’étant qu’une des options retenues) en même temps que les différents registres ou modes de jeu propres à chacun.e. L’écriture permet une fine imbrication des voix souvent appuyée sur les inexorables ostinatos du baryton, un travail sur les métriques impaires ou encore sur des gradations dynamiques très précises (Orphéon). À l’intérieur de ces constructions assez ambitieuses sur le plan formel, l’écriture fait voyager l’oreille entre une hyper lisibilité de chaque voix et la recherche d’une osmose entre elles, d’un son d’ensemble plus massif et touffu (Entre les terres).
© Guy Chuiton – Brest
Le voyage sonore est aussi dans l’alternance entre des climats joyeux et dansants – qui ne sont pas sans rappeler tels folklores imaginaires réinventés par les lyonnais de l’ARFI ou dans les premiers albums de Louis Sclavis – et quelques atmosphères plus sombres (Gwerz). Du poignant hommage final rendu au guitariste Jacques Pellen (1957-2020) « dont le départ nous laisse bien démunis » (Jacky Molard), je retiens à la fois la finesse de l’écriture rythmique et de sa mise en place, et l’envolée improvisée attendue de Catherine Delaunay.
Ainsi s’achève une 17e édition de l’Atlantique Jazz Festival qui, contre vents et marées, aura tenu un pari difficile et risqué. S’il faudra à l’équipe organisatrice le temps d’en dresser un bilan complet, il semble bien que la fidélisation du public autour de la variété de propositions déjà décrite soit au cœur de cette réussite, celle qu’on leur souhaite déjà pour 2021. Vincent Cotro
Remerciements spéciaux au photographe Guy Chuiton
Corneloup & Molard 4tet : François Corneloup (bar), Jacky Molard (vl), Catherine Delaunay (cl), Vincent Courtois (cello).