Confinés avec Keith Jarrett, une série de quatre émissions philosophiques sur France Culture
Quatre heures consacrées au jazz sur France Culture, de ce lundi 23 au jeudi 26 novembre… L’évènement est trop rare pour qu’on le laisse passer. Adèle Van Reeth consacre ses Chemins de la philosophie à Keith Jarrett.
Chaque semaine, de 10 à 11h sur France Culture, la philosophe Adèle Van Reeth accueille un invité autour d’un sujet. Cette semaine, le jazz, à travers Keith Jarrett. Exercice difficile que d’aborder à la radio, en direct, le jazz sous l’angle de la philosophie, tant il est vrai que, si les philosophes sont rares à savoir parler du jazz autrement que hors sol, souvent sans l’entendre (il est des exemples cruels), les jazzmen sont rares à savoir hisser leurs commentaires à la hauteur du propos philosophique, ce qui n’empêche que celui-ci puisse y trouver matière… pourvu qu’ils soient entendus.
Lundi, la série s’ouvrait sur la question Esprit (du jazz) es-tu là ? Qui de plus précieux que Raphaël Imbert pour traiter de la question du spirituel dans le jazz dont il a traqué les manifestations en musicien, en chercheur, en collecteur, des archives de la franc-maçonnerie aux territoires du blues dans le Sud des Etats-Unis, et se déjouer des pièges et les fausses pistes que tendent souvent en direct, sans le savoir, les producteurs-animateurs des émissions sur les sujets dont ils ne sont pas spécialistes.
De l’épisode intitulé Conversation intime avec un piano qui avait pour invitée la pianiste Perrine Mansuy, on retiendra un éloge bienvenu de la musique comme tradition orale, comme langue vivante, s’improvisant comme on parle, plus une réflexion un peu convenue sur « l’extase » à partir d’une citation des Testaments trahis de Milan Kundera lue par Denis Podalydès, qui m’a semblé convoquée à contresens.
De l’extrait du paragraphe Un petit garçon en extase – tiré du chapitre Improvisation en hommage à Stravinsky, compositeur qu’Adèle Van Reeth cite également à contresens tant le compositeur se défiait de l’extase comme acte créatif (relire La Poétique musicale) et dont Kundera conclue son hommage en rappelant « personne n’est plus insensible que les gens sentimentaux. » –, de cet extrait donc, décrivant le jeune Kundera improvisant sur deux accords et puni pour cela par son père musicien, il manquait la suite. Pourquoi est-il puni ? La suite semble donner raison à son père et envisage l’extase de manière négative, ce qui fait dire à l’écrivain « Le garçon s’enfuit dans un état d’aveuglement et d’assourdissement où tout est oublié, où on s’oublie même soi-même. L’extase signifie être “hors de soi”, [ce qui] ne signifie pas qu’on est hors du moment présent à la manière d’un rêveur qui s’évade vers le passé ou vers l’avenir. Exactement le contraire : l’extase est identification absolue à l’instant présent, oubli total du passé et de l’avenir. Si on efface l’avenir ainsi que le passé, la seconde présente se trouve dans l’espace vide, en dehors de la vie et de sa chronologie, en dehors du temps. » Plus loin, il compare cette extase à la goujaterie que fait commettre l’orgasme à un homme oubliant de se retirer de sa compagne dans un rapport sans protection contraceptive, et, après d’autres illustrations de son propos, il conclue ainsi son paragraphe « il suffit de sortir un tout petit instant de soi-même et on touche au domaine de la mort. »
Et l’on a là les termes d’un débat qui a court depuis la publication de “Köln Concert” à propos de ces extases prolongées de Jarrett qui, comme je le pense et l’entend, après des préliminaires d’une présence admirable, est capable de s’absenter dans des orgasmes musicaux interminables et mortifères, cet espèce d’autisme de surdoué dont il s’est fait très tôt une légende. Il est vrai que l’on est là sur une chaîne radiophonique, France Culture, d’où la musique est exclue dès lors qu’elle n’est pas asservie à un texte aux paroles d’une chanson, sauf à être réduite à celle de ces nouveaux compositeurs électro improvisant dans l’extase du va et vient de deux ou trois accords décorées jolies couleurs synthétiques. Et j’ai beaucoup regretté qu’en guise de conclusion, on nous ait fait entendre Nat King Cole, chanteur englué du kitsch de la variété symphonique, alors qu’il fut des ces merveilleux pianistes qui ouvrirent la voie royale de l’improvisation à Keith Jarret.
J’ai rêvé autrefois de rencontrer Milan Kundera, sans m’en donner ni le temps ni les moyens – intimidé par le personnage et la défiance qu’il avait des journalistes –, pour lui faire écouter les duos de Julien Lourau et Bojan Z en souvenir du concert final de clarinette et cymbalum de L’Insoutenable Légèreté de l’être, les reprises classiques du sextette de John Kirby en écho à cette petite touche qu’il donne aux Testaments trahis en saluant l’humour – « le sourire » – de Duke Ellington faisant jouer Tchaïkovsky à son orchestre, l’interroger sur ce qu’il entendait des transes de la musique noire, des méditations modales de la musique indienne et des prodigieux chorals improvisés dont Keith Jarrett est capable entre deux de ces abîmes de narcissisme où il sombra souvent.
À réécouter en podcast sur le site de France Culture et à suivre demain avec l’anthropologue Denis Laborde au sujet de l’improvisation, le “Köln Concert pour fil rouge. Franck Bergerot