François Corneloup “Les Noces translucides” (sur une photo de Guy Le Querrec et un texte de Jean Rochard)
Ce jeudi 4 mars, à 15h, un petit public de professionnels, respectant leurs distances pour cause de Covid, a assisté au concert de restitution d’une résidence du saxophoniste François Corneloup accueillie par l’École normale supérieure de Saclay.
François Corneloup est saxophoniste, spécialiste du baryton et du soprano. Ceux qui le connaissent le savent aussi photographe, une passion qui s’est cristallisée en 1982, au festival programmé alors par Henri Texier (tiens, il était cette après-midi au nombre des invités) au château de La Roche-Jagu (Côtes d’Armor), lors du stage qu’y animaient Guy Le Querrec et Louis Sclavis. À cette passion pour la photo s’est ajoutée une autre passion qui l’a rapproché de Guy Le Querrec, la Bretagne. Et il n’est pas rare de croiser ses saxophones là-bas, en plein Centre Bretagne, notamment à la Grande Boutique du petit village de Langonnet.
Parmi les nombreuses photos rassemblées dans l’énorme – dans tous les sens du terme – Guy Le Querrec en Bretagne (Les Éditions de Juillet), parmi les nombreuses photos de noces et, plus particulièrement, parmi les nombreuses qu’il a prises d’une certaine noce à Auray en 1978 (« de cette noce, j’ai en tant fait, que j’aurais pu en faire tout un livre »), l’une d’elle a retenu l’attention du saxophoniste. Le photographe, comme marchant à reculons en tête de cortège, y saisit l’envol de la mariée enlevée dans les bras du marié par un baiser. Mais, au confluent de deux rues descendantes (et à la charnière chronologique du remembrement qui, aux confins des Cinq glorieuses, scinda la Bretagne entre ruralité et industrialisation), c’est tout un peuple qui les entoure et marche avec eux ; et que salue au loin un cycliste arrêté pour regarder passer la noce. Bretagne paradoxale dont une large frange de créateurs surent combler cette fracture par un travail de savant rémoulage des cultures traditionnelles à la meule de la modernité et de la mondialisation, travail qu’incarnait cette après-midi le violon de Jacky Molard.
À la lecture de cette photo, Jean Rochard a rédigé un texte, long, dense, mordant, rhizomatique, qui, ruisselant d’“archipels en archipels” imaginaires, nous emmène de la chimie de l’émulsion photographique et de la lumière rouge du labo de développement à cette noce, de ce baiser-là à l’universel baiser, et de l’étreinte à ce monde breton en marche, rappelant dans un saisissant coup de théâtre que « la mariée était en blanc, mais que la marée était en noir », allusion à l’Amoco Cadiz qui s’échoua quelques mois plus tôt sur la côte bretonne qu’il pollua durablement et dont Le Querrec photographia aussi les désespérantes opérations de démazoutage. De l’objectif du photographe dont la petite fille d’honneur semble seule avoir pris conscience, Jean Rochard tourne ainsi les planches contact dans les classeurs du photographe – qui connaît son œuvre sait que l’on y passe des scènes de noces bretonne aux marchés à bovins dits “au cadran”, de la Bretagne à l’Afrique, des coulisses de l’Élysée à celles du jazz auquel il consacra la plus grande partie de son œuvre. Ainsi Rochard salue-t-il le photographe, évoquant le mystère de l’instant décisif qui fait se rencontrer hasard et art de l’affût : « On ne sait qui remercier devant tant de beauté dans un tel désordre. » Du moins est-ce en ce sens que je l’ai interprété, car les bifurcations sont nombreuses et rapides dans ce texte récité sans que revenir à la ligne du dessus qui nous aurait échappée.
C’est la comédienne Anne Alvaro qui dit ce texte et lui fait cracher son humanité, sa joie, sa mélancolie et sa fureur, selon une partition parlée qui vient s’articuler ici et là avec celles musicales composées par François Corneloup pour son quartette : lui-même (baryton, soprano), Jacky Molard (violon), Sophia Domancich (Fender Rhodes), Joachim Florent (contrebasse). Ça commence par un ostinato contrebasse et Rhodes qui laisse deviner quelque chose de la gwerz (la complainte bretonne) que violon et saxophone feront moduler devant un écran encore blanc. Prélude avant que n’apparaisse, projetée en grand écran au dessus de l’orchestre, cette photo de Le Querrec rebaptisée Les Noces translucides.
Ce qui m’a le plus frappé dans cette partition d’orchestre, c’est la manière dont le compositeur Corneloup a assimilé l’art de Jacky Molard, ce coup d’archet très souple de l’irish fiddle, ce vocabulaire de jigs, de reels et de hornpipes dentelé d’ornements réalisés tant des doigts sur la touche que du poignet tenant l’archet, à quoi s’ajoutent les heures de fest-noz à cadencer la gavotte des montagnes et la dañ fisel, plus les accents mélodiques et rythmiques des Balkans et le vocabulaire modal de l’Inde. Et ce que Corneloup lui soumet, il s’en empare admirablement, le fait sien, s’en évade seul ou en contrechant du sax. C’est aussi ça, la Bretagne que nous raconte cette noce et cette photo regardée par Jean Rochard, ce passage entre les traditions et les musiques que l’on a vu s’opérer, à La Roche Jagu autour d’Henri Texier, aux rencontres de clarinettes de Bretagne, à La Grande Boutique de Langonnet, au sein de la Kreiz Breizh Akademi d’Erik Marchand, aux festival Arts des Villes et Arts des Champs de Malguénac et No Border de Brest …
Concluant son hommage à « tant de beauté dans un tel désordre», id’un sonore « clic-clac» photographique que fait claquer Anne Alvaro, Rochard ouvre son texte vers le monde du jazz et son scat – son clic-scat – selon une ligne de fuite qui nous emmène de Jelly Roll Morton à Ella Fitzgerald…
Et pendant tout ce temps, l’œil reste captivé par la noce qui défile obstinément sur l’écran, le baiser qui s’éternise (« Je t’embrasse mon amour et c’est déjà demain » dit le texte de Jean Rochard qui reprend « Je t’embrasse mon amour et c’est déjà hier. »), le regard joyeux, peut-être un peu envieux, du copain qui les suit, le rang bras-dessus bras-dessous qui marche, à l’arrière-plan, comme on gavotte, et la peine à marcher de la femme qui précède les mariés, poids des ans, poids des années de labeur, poids du deuil, du veuvage, du célibat ou du maumariage, toute la mélancolie du monde sur son doux visage. Et l’on scrute et l’on rêve et l’on croit voir d’autres choses au son de la musique et du texte, l’imagination passant de l’une à l’autre, puis retour à l’image, parfois solo, parfois duo en contrepoint, parfois, lorsque l’attention se ressaisit, concerto grosso.
Voilà, « et c’est déjà fini ! » Congratulations, retrouvailles, à distance. J’en retiens cet aveu par Jacky Molard de son trac, comme il ne l’avait jamais connu, de se retrouver soudain, après des mois sans concert, face à ce public clairsemé et masqué, sans visage. Bientôt, vite ! Ce spectacle dans nos salles retrouvées et nos festivals ! Franck Bergerot (photo X. Deher)