Sophia Domancich, Le Grand Jour
Un nouveau solo de Sophia Domancich, décidément l’une des très grandes pianistes improvisatrices de ces vingt dernières années. L’occasion de relancer un label endormi, Pee Wee, désormais assorti d’un point d’exclamation. Pee Wee !
Trois privilèges ! Avoir assisté le 2 avril dernier, parmi un petit groupe de professionnels, au concert de lancement du nouveau disque solo de Sophia Domancich au studio Sextan (où il a été enregistré les 31 janvier et 15 mars 2020), concert filmé dont le montage est en ligne dans la série Pause produite par le studio Sextan l’école d’audiovisuel EMC. Avoir été admis à un premier concert filmé sans public la veille, sorte de répétition générale. M’être enfin fait remettre à cette occasion le nouveau CD quasiment au cul du camion. Le vrai privilège n’est d’ailleurs pas la primeure “nananinaire”, mais le fait d’avoir pu entendre en 24 heures, deux concerts de Sophia Domancich et d’avoir pu glisser entre eux le temps nécessaire à l’écoute du disque. « Le Grand Jour » ! C’est le titre du disque. Ce l’était aussi pour moi et pour la peine j’avais mis mes chaussures vertes.
Ce qui ne me rendait pas plus instruit pour autant. Pas les chaussures vertes, mais ces trois écoutes successives. Le compte rendu de concert, qui plus est de musique originale, et plus encore de musique improvisée, m’a toujours foutu le trac. C’est chaque fois un pari. Comment saisir un événement aussi fugitif ? De quels mots user lorsque l’on ne connaît pas ceux de la mathématique musicale ou, si peu qu’on en connaisse les bribes, lorsque l’on ne sait pas déchiffrer cette mathématique, comme regardant un tableau, on peut au moins identifier et mémoriser formes et couleurs ? Les sons de la musique sitôt éteints, saura-t-on trouver les mots pour les dire ? Et si le sujet me dépasse, jusqu’où saurai-je le contourner, parler d’autre chose et tirer à la ligne comme je le fais ici, sans que l’on s’en aperçoive. Et puis le piano solo, quoi de plus intimidant, notamment lorsque l’on a affaire à Sophia Domancich qui y met une telle intensité et s’interdit toutes les facilités du piano-spectacle, de la sensiblerie et du figuratif.
Tirons au moins parti de ce privilège d’avoir pu bénéficier de ces trois fenêtres ouvertes sur un même programme. Même programme ? Tout y est tellement semblable et tellement peu reconnaissable. Maîtrise du piano, maîtrise du son, maîtrise de la dynamique, maîtrise de la résonnance, maîtrise de la dissonance… « Maîtrise du temps » précise le dossier de presse. Trois fois le même programme, mais chaque fois réaménagé, réinvention du temps… en tout cas suffisamment pour nous être fait abusé dans un sens comme dans l’autre (trois fois le même ou trois différents ?). La pianiste a fait du temps son espace de liberté. Qu’elle étire ou rétrécisse la durée impartie, qu’elle s’y aventure, comme elle aime le faire, sans véritable feuille de route, ouverte à toutes les bifurcations qui s’offrent en chemin, elle ne fait jamais fausse route, chaque détour est un raccourci vers ce qui doit advenir et, à l’école buissonnière qu’elle privilégie, elle ne perd jamais son temps, au contraire elle y en gagne. Et quand il lui arrive malgré tout de le perdre… elle le sait et ne laisse pas le temps à l’auditeur de s’en apercevoir.
Un programme donc, fait de quelques idées, quelques esquisses… Sur le disque, il y en a dix, dont une palpitante reprise – Reprise ? Essence ! Distillat ! Songe ! – du Django de John Lewis qu’elle jouait déjà sur “So”, son précédent solo, qu’elle jouait l’été dernier au festival de Malguénac en ouverture de son duo avec Simon Goubert, qu’elle réinvente encore de fond en comble sur la première plage du disque et qu’elle joua tout autrement lors de du premier de ces deux concerts. Elle en clôtura encore tout différemment le second, non sans prendre soin à la fin d’en éclairer les ténèbres – comme elle aurait donné un rappel aux chandelles – de la douce clarté vacillante de la Chanson pour Eliott empruntée à “So”, avant que les lumières du studio ne se rallume.
Il y a là un art de l’écoute, qui n’est pas auto-contemplation, qui n’est pas cette extase que confesse Milan Kundera dans la Testaments trahis. Dans le chapitre Le Petit Garçon en extase, il se décrit surpris par son père à s’abandonner à la répétition en boucle de quelques accords dont il s’étourdit jusqu’à l’extase qui est pour lui enfermement dans l’instant présent et donc perte de maîtrise du temps, qu’il compare à sa façon à la goujaterie de l’éjaculation involontaire. On connaît quelque pianiste génial, pourtant capable de prodigieuses épiphanies musicales, mais qui a fait de cette perte de contrôle coupable son premier fond de commerce. À l’inverse, Sophia Domancich est une veilleuse, aux aguets de ce qui advient et ce qui peut en advenir encore… On aime la voir ou la sentir à l’écoute des dissonances où elle parvient en toute logique et néanmoins de façon tout inattendue. On la sait, comme Thelonious Monk ou Paul Bley, à l’affût de l’inattendu et de ce que lui dit le son que ses mains et ses pieds se résolvent à dicter au clavier et au pédalier et d’où il lui faut déduire la direction à prendre parmi toutes celles qui s’offrent alors à elle, navigant comme d’île en île en un grand archipel, son programme.
Y insérant ici et là quelque ritournelle de Fender-Rhodes – parfois un motif minimal mis en boucle, voire un simple touche –, elle fait preuve au piano de cette délicatesse et cette profondeur du son héritée de la grande tradition pianistique européenne, de cette élégance de l’élan et de cette précision de l’articulation héritée du bop, de cette franchise qu’elle aima dans le free, de cette énergie rugissante venue du rock dont, née en 1957, elle est la contemporaine, et de cet onirisme effronté dont la fréquentation des figures de l’“École de Canterburry” l’a aidée à accoucher. Mais à quoi bon tous ces discours, écoutons-la plutôt…
Pour tout cela, donnons-nous rendez-vous ce samedi, 8 mai, au Jazz Club de France musique où Yvan Amar la présentera dans un nouveau programme, le sien, toujours réinventé, à 19h en direct du studio Sextan, en attendant le 28 mai, jour de sortie du bien nommé “Le Grand Jour”. Occasion encore de saluer la renaissance de Pee Wee dont le nom, sous la direction artistique de son co-fondateur Vincent Mahey désormais associé à Simon Goubert, se contracte en un seul mot et prend désormais un point d’exclamation – Peewee ! –, déclinés trois fois avec PeeWee ! Music – l’ancien catalogue remis à disposition du public –, PeeWee ! Collection – réédition de “trésors oubliés” – et PeeWee ! – label sous lequel se succèderont à l’automne au solo Sophia Domancich son duo avec Simon Goubert, le MegaOctet d’Andy Emler, Kartet, Christophe Monniot…
Franck Bergerot