Respire Jazz 3, entre les gouttes
Il y a une semaine, le 27 juin, la pluie était au rendez-vous pour la soirée finale de Respire jazz dont le public n’est du genre à se décourager pour si peu. Il a sorti les parapluies pour la violoniste Albertine Obert, s’est découvert devant le talent de Raphaël Pannier et s’est serré sous les tentes Tivoli pour un concert au plus près du Dedication Big Band de Philippe Maniez.
Respire jazz est une vitrine naturelle du CMDL (Centre des musiques Didier Lockwood) qu’anime notamment l’initiateur de la manifestation Pierre Perchaud, et ses étudiants et diplômés qui contribue à l’intérêt de Respire Jazz, qu’ils soient à l’affiche des concerts ou candidats au jam sessions d’après-concert. La veille, sollicité par quelque tâche matérielle, j’avais entendu de loin un formidable solo sur Recordame (Joe Henderson) par la violoniste Albertine Obert. C’est elle qui, ce 27 juin, présentait en début d’après-midi en concert gratuit dans un petit théâtre de verdure à l’extérieur de l’enceinte du festival, son Alba Quartet avec Sylvain Leray (claviers), Nicolas Fleury (basse électrique), Léo Tochon (batterie). Répertoire de son cru où se mêlent influences irlandaise, balkanique, classique, indienne (à l’écoute du groupe Shakti de John McLaughlin dont est repris Joy revisité avec Michael Brecker en tête). Musique qui n’aura guère inspiré ma plume. Usée par plus de quarante ans de comptes rendus ?
Le public de Respire Jazz fut quant à lui suffisamment captivé pour ignorer la pluie, à l’écoute et au spectacle de cette jeune instrumentiste, cheffe d’orchestre et compositrice : force de conviction, aisance scénique, répertoire cohérent et fort architecturé, bien servi par ses compagnons, notamment par son élégant batteur qui y contribue d’une composition personnelle. Nul doute que l’on entendra parler d’Albertine Obert.
La pluie se calme. Dans la cour de l’abbaye, on débache, piano, sono et bottes de paille en guise de sièges pour les spectateurs. C’est bientôt Raphaël Pannier qui présente son quartette. Ce batteur trentenaire avait quitté Paris en 2010 après avoir étudié la percussion classique, puis délaissé le Berklee College of Music de Boston pour New York en 2014. En 2019, il enregistre son premier album “Faune” (“Révélation” en novembre dernier, distinction la plus élevée décernée par Jazz Magazine à un premier album) avec Miguel Zenon (sax alto), Aaron Goldberg (piano) et François Moutin (contrebasse)… Aussitôt de retour en France, il reforme son quartette tel qu’on le découvre pour la première fois à Respire Jazz, toujours avec Moutin, mais Stéphane Guillaume (sax ténor) et Thomas Enhco (piano). Dès l’ouverture sur une version réarticulée de Lonely Woman, on sait que l’on a affaire à un grand groupe.
Intro dramatique d’une homophonie piano-contrebasse qui persiste en ostinato sous le tendre exposé du ténor, les mains du batteur directement sur les peaux, le piano qui s’épand comme une brume, puis lève un tourbillon où le surgissement du ténor sonne comme un épiphanie. Blues exposé d’un piano étincelant, contrebasse haletante sous les trépidations des balais, ténor moelleux. Il y aura une version bouleversante du Baiser de l’enfant Jésus d’Olivier Messiaen, imaginée par François Moutin qui pourtant s’en exclut pour laisser le soprano tirer son fil d’or dans le miroitement des seuls piano et batterie jouée de la pointe des balais. Puis une prodigieuse réinvention d’E.S.P. de Wayne Shorter portée par un ostinato fiévreux et ludique, puis propulsée sur différents tempos résultant de réjouissantes équivalences métriques qu’anime la fièvre du jeu que l’on connaît à Moutin ; Stéphane Guillaume étant totalement chez lui sur ce terrain où l’invite à s’aventurer l’ombre de Wayne Shorter, et Pannier qui salue Tony Williams avec toute la distance d’un vrai créateur, sans flagornerie ni irrévérence. Un tendre Capricho de Raphaël rendra un hommage inattendu au jeu de bandolim d’Hamilton de Hollanda. Rappel : The Peacocks, la renversante mélodie de Jimmy Rowles ! Authentique standing ovation. Raphaël Pannier nous ramène des États-Unis quelque chose qui est propre aux batteurs américains, mélange de cette espèce de joie, d’espièglerie du geste, qui remonte à Jo Jones et où le plaisir du public – plus concis et elliptique, avec des connotations différents, l’anglais dirait entertainment – se trame à la gravité de l’exigence artistique.
La pluie est annoncée pour 20h. Le temps que s’installe le Dedication Big Band, et ça devrait le faire. Cet orchestre d’anciens du CNSM est réuni depuis 2016 autour des compositions et arrangements du batteur Philippe Maniez. Étrange impression initiale devant ces solennels, voire grandioses, déploiements de vents où bois et cuivres fondus dans une même et inaltérable rondeur, plus une pointe de facétie et une énergie qui ne cesse de se confirmer au fil du concert. Big band de batteur ? Ma mémoire lance ses tentacules dans différentes directions : Stan Kenton qui eut quelques batteurs à la hauteur de ses ambitions (de Shelly Manne à Peter Erskine en passant par Dee Barton lui-même compositeur et arrangeur), Buddy Rich, Don Ellis (les chinoiseries métriques en moins), Mel Lewis (ancien batteur de Kenton et co-directeur du Thad Jones – Mel Lewis Big Band) et je n’ai plus qu’à tirer le fil de la bobine mémorielle jusqu’à Bob Brookmeyer… « Bonne pioche ! », me confiera Philippe Maniez. Quant à la facétie, c’est à l’un des plus fidèles disciples de Brookmeyer en matière de couleurs et volumes orchestraux qu’il fallait penser : le batteur-chef d’orchestre John Hollenbeck auquel sera dédié Variations on a Theme from Nirvana. Et puis, les promotions successives d’étudiants du CNSM ne nous ont-elles pas habitués à cette indépendance d’esprit qu’incarne notamment le saxophoniste ici co-leader Pascal Mabit.
Sans détailler les solistes sollicités – car parmi ceux qui ne le furent pas ou peu, il y a quelques figures à surveiller de près –, créditons l’ensemble du personnel : Alexis Bourguignon, Léo Jeannet, Jules Jassef, Noé Codjia (trompette), Robinson Khoury, Michaël Ballue, Jules Boitin, Luca Spiler (trombonnes), Pascal Mabit, Guillaume Guedin (sax alto), Bastien Weeger, Pierre-Marie Laprand (sax ténor), Balthazar Naturel (sax baryton), Yoan Fernandez (guitare électrique, en remplacement de Vladimir Médail), Piano Brison (piano), Étienne Renard (contrebasse), Philippe Maniez (batterie, direction). Auquel il faut ajouter Jean-Philippe Scali sollicité au baryton alors que Balthazar Naturel semblait engagé ailleurs, pour un concert finalement annulé… Et décision fut prise de jouer à deux barytons, disposition suffisamment rare pour être signalée, ajoutant du croustillant à cette pâte orchestrale qui ne cessa de monter comme un bon pain au four. J’y passais quelque temps à me demander si j’aimais vraiment ça et à replacer ces bouchons d’oreille dont j’use désormais pour préserver ce qui me reste d’ouïe, d’autant plus que désireux d’apprécier cette musique comme le mérite l’art du big band, la tête dans le son, je m’étais placé au premier rang, mais déporté par manque de places libres face à l’une des deux enceintes de façade. Suffisamment distrait pour remarquer que les deux pointes d’ailes que j’avais vu subrepticement disparaître entre deux pierres de l’abbatiale surplombant la scène côté cour a veille pendant le concert de Leila Martial, n’appartenaient pas à un crécerelle mais à un martinet qui ne reparut pas, épaississant ainsi le mystère de la question « les martinets dorment-ils en volant ? ». Ressaisissant alors mon attention, je renonçais à mes condoms auriculaires et me trouvais rapidement renversé cul-par-dessus tête dans un tourbillon de paille que soulevait le souffle brûlant des sections, notamment ce formidable pack de trombones qui semble constituer le liant de cette pâte orchestrale, dont le baryton Jean-Philippe Scali me confiait avant de monter sur scène comme il s’y trouvait bien, avec le sentiment de ne jamais s’y entendre seul, mais comme la particule indissociable d’un tout ! De cet énorme bon pain de campagne, il fallut hélas arrêter la cuisson à l’arrivée de quelques première gouttes de pluie. À regret… mais nous n’avions encore rien vu !
« On laisse passer la pluie et on revient pour une deuxième partie. » Alors que le public se disperse devant le spectacle d’une scène vide où l’on rassemble les partitions, rebache piano, contrebasse et matériel de sonorisation, Philippe Maniez réapparaît pour annoncer que le concert se poursuit sous le petit auvent qui abrite chaque soir la jam session dans le prolongement du bar. Aussitôt, une nuée de bénévoles s’y presse pour aligner des tentes “tivoli” où le public viendra se masser lorsque les sections de vents se seront déployées sur une seule ligne. La température monte d’un cran, côté musiciens galvanisés par la situation, côté public baigné de son et de musique comme on l’est rarement à la projection directe des vents sans intervention d’une quelconque sonorisation, jusqu’au rappel où l’orchestre défilera parmi la foule sur une pachytorridermique Bourbon Street Parade. Et comme toujours à Respire Jazz, Pierre Perchaud se saisissant de sa guitare, ça finira en jam. Franck Bergerot