JAZZ en ARLES reçoit l’Helveticus Trio
HELVETICUS TRIO A JAZZ EN ARLES
Croisière, Jazz Magazine, les Rencontres de la photo
Initialement prévu en mai, Jazz in Arles, au Méjan, sur les bords du Rhône s’est transporté en plein air, du 5 au 9 juillet, pour la 25 ème édition 2021, devenue estivale, à Croisière, tout proche du nouveau campus créatif avec sa spectaculaire tour-signal Luma ( 7 ans de travaux, plans de Frank Gehry) et son parc public sur des friches industrielles.
Croisière était déjà connu des Arlésiens pour ses projections cinéma en été, en relation avec les salles du Méjan. Mais ce lieu éphémère est devenu, après des travaux conséquents, un nouveau terrain de jeu en plein air, un espace de concerts d’ une jauge de 400 places, avec des gradins creusés dans le béton.
Croisière accueille cette été l’exposition Jazz Power!” Jazz Magazine, vingt ans d’avant garde (1954-1974), organisée par les Rencontres de la Photographie d’Arles & Jazz Magazine.
JAZZ POWER ! – EXPOSITIONS – Les Rencontres d’Arles (rencontres-arles.com)
C’est l’une des 35 expositions des Rencontres, visibles avec un pass de 4 jours de juillet à septembre. On découvre ces tirages d’époque émouvants, légitimant le jazz comme pratique culturelle, éminemment politique, à l’époque de la ségrégation raciale. Signe des temps, les femmes remarquées par tous ces grands photographes sont chanteuses et rarement instrumentistes. Je ne repère qu’une photo de Jean Pierre Leloir de la tromboniste (!) Melba Liston avec ces mots de Daniel Filipacchi : Melba était un curieux prénom pour un homme, mais on n’alla pas jusqu’à imaginer qu’une femme pût jouer du trombone de cette façon. Il fallut pourtant se rendre à l’évidence : Melba était bien une femme et même une toute jeune fille, qui maniait son trombone avec une parfaite autorité et une grande … virilité.”
A la librairie Actes Sud du complexe, on s’arrache le catalogue, superbe, avec en couverture une photo de Roy Ayers à Montreux en 1969 par Giuseppe Pino,
Jazz en Arles du Méjan à Croisière
L’association du Méjan avait une saison pour repartir, la crise sanitaire ayant redessiné la programmation de Jazz in Arles. L’édition 2020 n’ayant pas eu lieu, l’équipe réduite mais vaillante (la coordinatrice Nathalie Basson responsable de la programmation avec Jean Paul Ricard et le chargé de com Baptiste Bondil ) a rattrapé son retard, gérant intelligemment les contretemps de la pandémie : la programmation 2020 a été reconduite, excepté les concerts organisés sur un week end en septembre dernier. Soit 4 soirées d’un jazz exigeant dont le trio Love Life de Vincent Courtois, le duo de Michel Portal et Roberto Negro, des concerts gratuits à midi, Laure Donnat/ Lilian Bencini et Second Hymne à l’amour (Christophe Monniot/ Didier Irthursarry) et comme lauréat Jazz migration La litanie des Cimes. Seule la dernière soirée, avec le quartet de la chanteuse Elisa Duni et son Lost Ships est nouvelle, assurant la transition avec la semaine Les Suds qui attaque du 12 au 18 Juillet!
Association du Méjan (lemejan.com)
TRIO HELVETICUS
Samuel BLASER( trombone), Heiri Kanzig ( contrebasse), Daniel Humair ( batterie).
Jeudi 8 Juillet, 20 heures.
www.samuelblaser.com
www.danielhumair.com
http://www.heirikaenzig.com/
Oui, pour moi ce soir, c’est vraiment reparti . En reprenant la formule heureuse de l’AJMI, le meilleur moyen d’écouter du jazz c’est d’en voir, ce concert fut un moment d’euphorie, d’admiration sans borne devant l’élégance, la virtuosité de ce trio qui réunit trois générations. Et une envie de faire partager ce qui a traversé l’horizon musical du moment.
Trois musiciens suisses dans le programme de 1291, titre de l’album sorti sur le label Out There ? Un titre qui n’évoque pas grand chose aux Français, pas toujours à jour avec leur propre histoire et géographie. A tel point que le concert se présente comme Helveticus, et non 1291, date de création de la Confédération Helvétique. Voilà le salut enjoué, humoristique à la mère “patrie” de trois comparses, qui, sans reprendre les clichés attendus de Guillaume Tell, des chalets fleuris ou du chocolat, évitent au contraire les idées reçues. A la balance, qui dura assez longtemps pour que chacun prenne ses marques, le trio n’ayant joué qu’une fois avant le Covid, le trombone devient cor des Alpes ou mégaphone des montagnes (Alphorn) en référence au traditionnel “Guggisberglied” que le trio arrange à sa façon.
Dans ce concert, en quelque sorte une re-création, nous aurons droit au “Cantique suisse”, l’hymne national. Il fallait bien ça, vu que symboliquement, nos “trois petits Suisses” sont nés dans des cantons différents : le maître Daniel à Genève, Samuel à la Chaux de Fonds (comme Le Corbusier et …Blaise Cendrars) et Heiri à Zürich (il maîtrise donc le très intéressant “schwizerdutsch”, dialecte auquel les voisins teutons ne comprennent pas grand chose). Daniel Humair aura l’élégance de faire rire le public, faisant presqu’oublier la cuisante défaite de l’équipe de France face à la Suisse, lors du récent match de l’Euro de football. Il rappelle que Stéphane Grappelli, rentré de Londres, à la Libération, joua avec Django une “Marseillaise” improvisée, baptisée “Echoes of France”. Après tout, jouer son hymne national devient aussi une inscription dans la tradition.
L’expression collective est essentielle dans ce trio “osmotique” à la formule instrumentale originale (trombone/contrebasse/batterie) avec une rythmique jamais surpuissante, qui soutient et propulse un soliste phénoménal. Le programme tourne autour des origines du jazz, en suivant d’une certaine manière le sens de la marche, à partir du Dixie, du Créole néo-orléanais et du blues. Des airs que tout le monde reconnaît sans vraiment les connaître, tant ces fredons courent dans la mémoire collective. Les trois comparses tordent le cadre de la tradition, engagés dans un processus de véritables reprises. Si la répétition est lassante, dans ce feuilletage du temps qu’implique le jazz, déstructurer est rendre hommage : le passé revient maintenant dans ce resouvenir selon Husserl. Des relectures inventives dans ce processus d’individuation collective avec des pièces plutôt courtes, concentrées, retrouvant l’esprit des fanfares, l’exubérance des premiers “marching bands” néo orléanais, une révélation pour “Little Louis” (Armstrong) qui entendit un jour jouer son maître, le roi du cornet, King Oliver.
Le trio attaque avec “Ory’s Creole trombone” joué de façon moins carrée, annonce Daniel : il part de cet “Original Dixieland One Step”, le pré jazz blanc de 1917 pour arriver à “Ory’s Creole trombone” jusqu’à une synthèse avec cet“ Ory’s Original Creole Dixieland Trombone One step”. Le tromboniste ira encore plus loin en se glissant dans l’un des solos de clarinette les plus connus, celui d’Alphonse Picou, chef d’orchestre, arrangeur du standard “High Society” de Porter Steele marching band de 1901!
https://www.youtube.com/watch?v=8yl28cD3YZo
Au cours de sa longue et prolifique carrière, Daniel Humair a connu toutes les périodes ou presque du jazz, accompagné les plus grands musiciens européens et américains. Il a la mémoire de cette musique et il évoque toute une galerie de figures fondatrices, les frères Dodds, Jimmy à la Clarinette et « Baby » à la batterie, Mezz Mezzrow et Sidney Bechet. D’où une étonnante version des célébrissimes “Oignons” du soprano, et comme le batteur sait passer derrière les fourneaux, il mitonne sa propre recette et les voilà servis délicieusement frits et juste blonds.
De son côté, Samuel Blaser a intégré naturellement les styles et l’histoire de son instrument, dans un apprentissage qui a bouleversé parfois la chronologie. Il est parti de Jay Jay Johnson, l’un des premiers trombonistes be bop puis a suivi Albert Mangelsdorff et ses effets de multi-sons avant de découvrir Jack Teagarden, représentant d’un trombone nettement plus classique, partenaire incontournable d’Armstrong. Comment ne pas se retrouver sur la décontraction de “Lazy River” ou la sensualité traînante du chant dans “ Stars fell on Alabama” évoqué par Alain Gerber dans un livre éponyme? Samuel Blaser maîtrise le sens narratif avec une énergie tranquille, qu’il soit lâché en duo avec Marc Ducret ou dans ses révisions de Machaut (XIVème). Un duo contrebasse/trombone, “Grégorien à St Guillaume de Neufchâtel” s’est d’ailleurs invité dans la composition de l’album. Affranchi des contraintes, son aisance technique lui permet toutes les audaces dans les dynamiques et une grande mobilité dans le phrasé. Il articule des arrière-plans proches de l’abstraction avec des fragments mélodiques, magistral dans le blues avec sourdine et autre “plunger”. Il peut tout obtenir de son instrument, du growl le plus attendu aux glissandi de la coulisse acrobatiques et autres stridences atonales. Il ne la joue pas souvent caressant dans la ballade, mais il utilise tout le registre de son instrument du son le plus gouleyant à l’attaque la plus vibrante, escaladant la gamme, aussi agile dans les graves que les aigus.
Si le courant passe entre tromboniste et batteur, il ne faudrait pas oublier la chanson de la basse que nous joue Heiri Kanzig. La prise de son remarquable souligne ses interventions d’une précision et d’une intensité rares, son énergie irrésistible dans des envolées swingantes, ses engagements organiques tout comme ses lignes de walking bass.
Humair présente les titres mais se laisse dicter l’enchaînement : il laisse à ces partenaires le soin de régler l’ordre des morceaux, pour ne pas être influencé par le montage. Ainsi chaque pièce est une succession de séquences libres, selon l’inspiration, du jazz toujours vif, saisissant dans l’instant les voisinages et associations libres. C’est une façon de faire qui lui réussit : pendant tout le concert, il fait preuve d’ une joie enfantine, contagieuse et délicieuse! Son jeu de batteur ne ressemble à aucun autre. Gaucher naturel, ambidextre par ailleurs, son style et sa technique travaillent à l’égal des percussionnistes, les timbres les plus variés, distribuant de façon complexe et asymétrique les accents tout en conservant la continuité rythmique. Ses gestes si originaux, d’une grande sûreté, moulinets, cercles et ellipses divers, son passage maîtrisé des mailloches au jeu serré et sec des baguettes, toujours saisies à plat, sa pratique des balais qui touillent les peaux comme s’il cuisinait un plat, tout semble une transposition du geste pictural en geste musical, jusqu’aux roulements modulés, modèle du genre et aux brisures de rythmes surprenantes (pense-t-il à Baby Dodds?). Avec lui rien à craindre, c’est un festival de couleurs, sans vibrations “cogneuses”. La composition “Jim Dine”, hommage à ce peintre du pop art, qui créa des séries de motifs, ces “hard hearts” rouges aux variations chromatiques nuancées est un tremplin idéal pour notre batteur qui circule avec aisance dans les disciplines artistiques. Car Daniel Humair n’a jamais pu choisir entre peinture et musique et continue de pratiquer tous les jours, aimant autant peindre que jouer des peaux et des fûts, aussi à l’aise avec les brosses et pinceaux que les baguettes. Il réalise les pochettes colorées, graphiques de ses albums, avec “ses formes inventées à la fois fixes et flottantes”.
Nos Suisses n’ont aucun mal à dépasser les frontières de la création, à plonger dans l’improvisation, avec le goût de la liberté sans faire table rase de l’histoire du jazz. Intelligemment construite, tournée à la fois vers les formes libres et un amour authentique des origines, la musique de cet Helvéticus plein d’humour procure une véritable “Jazz Envy” à moins que ce ne soit la forte attirance pour ce jazz “en vie”, d’autant plus essentiel après des temps volontiers déprimants.
Jazz à Arles a rempli son contrat, réussi sa mission, il peut penser maintenant à la préparation de la prochaine édition…
Sophie Chambon