Jazz Campus en Clunisois continue sur sa lancée
Jazz Campus en Clunisois continue sur sa lancée
Cette édition de reprise, comment ne pas la trouver des plus réussies? Un programme pluriel de jazz(s) vifs concocté par un directeur artistique heureux, le contrebassiste Didier Levallet.
Je n’ai pas encore assez dit combien j’aimais cette Bourgogne sud aux terroirs généreux et aux vins blancs insurpassables, sans oublier l’une des plus belles écoles de l’art roman, une abbaye historique, essentielle dans l’établissement de la chrétienté dans l’occident médiéval, et une programmation qui favorise des projets intelligents-concerts impressionnants et stages de très haute tenue avec des enseignants concernés dans la transmission de la musique.
Toutes les photos sont de l’efficace Marc Bonnetain, l’un des bénévoles du festival dont on peut voir les galeries, chaque matin dans le Journal de Saône et Loire. Qu’il en soit remercié!
Cluny-bassin : toutes les infos sur Le Journal de Saône et Loire (lejsl.com)
Jeudi 26 Août
Trois concerts sinon rien : une musique « durable »
Au cours de la semaine, dans le programme de chaque édition, se glisse un jour faste où s’enchaînent deux concerts en soirée et le concert au Farinier, un moment toujours attendu, à 19 heures, apéritif à la soirée. On connaît la chanson à présent et le public est là, pour déguster une musique adaptée à ce cadre exceptionnel, sous la voûte en carène inversée du XIIIème siècle, antérieure à celle, également en berceau renversé, du Grand Tinel du Palais des Papes d’Avignon du XIVème. Un concert en petite formation, acoustique avec en décor les chapiteaux historiés.
La Litanie des Cimes ou le trio de Clement JANINET
www.clementjaninet.Site
Parrainé par Djazz Nevers, ce trio créé en 2019, fait partie des quatre formations sélectionnées cette année dans le cadre de Jazz Migration, par le réseau AJC (ex Afijma) qui met en lumière et accompagne une année durant de jeunes groupes après une sélection sérieuse. Un dispositif qui donne l’assurance d’un certain nombre de concerts…
Qu’est ce qui plaît immédiatement dans la musique de ce duo de cordes avec clarinettes, qu’il prenne de la hauteur et s’envole sur la canopée?
Le titre?
La photo du jurassien Jeff Humbert (qui figure d’ailleurs sur la pochette de l’album sorti sur le label Gigantonium) a eu raison des doutes du jeune violoniste Clément Janinet, lui faisant l’effet d’un déclic. Il avait des idées plus ou moins précises de structures et de textures, de mélodies, influencé par les musiques minimalistes américaines d’après-guerre de Terry Riley et Steve Reich (l’un des titres les plus réjouissants s’intitule d’ailleurs “Gigue avec Steve” ) et les rythmiques de musiques traditionnelles mandingues, peul aussi bien que bourguignonnes. Et ça débute par la voix écorchée de Bruno Ducret qui accompagne à merveille des paroles de Doc Watson ( The Triplets album). Sans imiter le phrasé de Dylan, plus typique que ses mélodies, on pense à ce folk des débuts, grain imparfait de la voix, flow âpre et rugueux.
Clément Janinet a un quartet post-free O.U.R.S (Ornette Under the Repetitive Skies), il est de Chalon, la clarinettiste Elodie Pasquier de Tournus …Quant à Bruno Ducret, son ascendance se lit sur ses traits.
Une rengaine insistante, en relation avec la nature évidemment qui chante l’espace, le vent, les arbres, les pierres. Sans négliger l’empreinte d’une relation à l’invisible, une certaine transcendance volontiers subversive. Un concert spirituel donc, “aux tempos lents, aux contemplations harmoniques”. L’improvisation est à la clé, vivacité des traits des cordes et douceur mélodique des clarinettes, un chuchotement soufflé délicieux tant la clarinettiste, féline et sensuelle, sait tirer de son instrument les murmures les plus doux.
Ce trio juvénile a le charme de cet âge et déjà le sérieux et le professionnalisme de leurs aînés. Comment ne pas être conquis par ce concert d’une réjouissante austérité?
Dans la Forêt, solo de Joce Mienniel
On reste dans une thématique proche avec le spectacle en solo que propose le flûtiste Joce Miennel, en collaboration avec le son et lumière de Jean-François Domingues.
Curieusement, ça ne marche pas du tout pour moi : le musicien nous raconte l’aliénation d’une vie moderne banale mais effrayante, il tient à montrer “le décor urbain bruyant, sans cesse rythmé par le pouls d’une ville qui ne s’arrête jamais”.
Oui, il faut quitter la ville, la banlieue ( c’est un spectacle en collaboration avec Banlieues Bleues à St Denis ). Les barres d’immeubles défilent, on ne peut échapper aux cadences infernales, plus soutenues encore que dans les Temps Modernes ( une scène d’usine arrive avec machines, engrenages et tuyaux, diverses tubulures dans lesquelles se fond le petit personnage qu’ils écrasent et aspirent). Ce n’est même pas une dystopie urbaine, mais des tableaux d’un univers actuel présentés dans une distorsion et un bruitage insolites marquant la circulation ininterrompue dans divers transports. Stress, écroulement et fuite dans la forêt dont l’imaginaire, pour le moins différent, peut être aussi angoissant. Un autre monde tout aussi vertical, au groove bruitiste là encore, aux sons inconnus. Peut-on tout quitter et oublier le monde d’avant? Difficile de croire au monde de demain et surtout à une nature providentielle…
Le flûtiste a une vision claire de ce qu’il veut nous faire entendre du monde actuel; il crée au moyen de ses diverses flûtes, de la classique traversière à la basse, mais aussi avec guimbarde, harmonica, kalimba, des boucles dans lesquels il saute et se glisse, rentrant dans le jeu comme les enfants qui sautent à la corde. C’est adroitement exécuté mais cette musique qui avance inexorablement, sans jamais s’arrêter ni revenir en arrière, répétitive et sans espoir, a de quoi rendre fou!
Avec Stéphane Oliva, arrivé un jour avant son concert, on échange sur ce que l’on a entendu et il se dit bluffé par la technique de la vidéo, intrigué par ces panneaux d’images dans lesquels s’intègre le musicien, anonyme victime, fondu dans un décor surréel d’écrans mobiles qui bougent sans cesse, se transforment, glissent…
Le Roots Quartet de Pierre Durand
Après le changement de plateau, vient le dernier concert de la soirée, celui du Roots quartet du guitariste Pierre Durand, qui réussit l’ oecuménisme musical ( formule très pertinente de Didier Levallet). C’est plutôt rare tant le jazz est irrigué de multiples courants qui peuvent s’affronter. Le guitariste maîtrise des musiques d’origine et de style différents et tente d’amalgamer celles qui lui plaisent et le font voyager.
Parfois les musiciens font une musique qui ne leur ressemble pas ou diffère de l’image qu’ils ont pu donner. Ce n’est pas le cas avec ce guitariste sensible, qui allie exubérance et solennité. Il exprime avec beaucoup d’humanité des idées de tolérance et d’intégration : “mélanger les cultures en n’oubliant pas d’ajouter une dose d’imprévu”, tel est son crédo. Et il commente tout au long du set sa musique, conceptuelle, comme chaque titre “What you want &what you choose”, “Le regard des autres”.
Cela commence par les racines du jazz, un blues pur, sans fioriture, “Tribute” qui raconte les origines , l’Afrique, la traite négrière: on sent la fièvre hypnotique, la poussière africaine.
Puis il en vient à son jazz inspiré autant d’Archie Shepp que de Count Basie et à un esprit « Roots». Tout au long du concert, il nous convie à une traversée personnelle nourrie de voyages, de l’Irlande au Mexique ou au pays frontière Tex mex, sans oublier l’Afrique noire. Ce pourrait être un patchwork de climats décousus entre pop, rock, jazz, mais non, c’est plutôt une déclaration d’amour à toutes les musiques, s’ adaptant aux couleurs et à l’esprit de chaque composition avec une rythmique qui suit parfaitement le propos, la contrebasse bondissante (celle de Didier Levallet prêtée à Guido Zorn), la batterie survoltée de Joe Quitzke enchaînant calypso, gigue irlandaise…
Jamais un guitariste n’a autant évoqué la voix, un dans un étrange babil, rejoint dans l’improvisation par un saxophoniste incroyable. Un échange organique troublant, impulsif, fiévreux, entre une guitare distordue, foisonnante et précise à la fois et le saxophone brûlant, incantatoire d’Hugues Mayot, son alter ego dans le groupe.
Une musique sincère, de rage souvent rentrée, d’un artiste engagé qui hypnotise le public.
Vendredi 27 août : une journée toute nuances
Encore une belle journée qui commence avec un autre temps fort du festival, le traditionnel concert pique-nique au haras, animé par No Sax No Clar. Amusant titre pour ce duo composé de deux clarinettistes, précédent choix AJC, que Didier Levallet a conservé dans sa programmation 2021. Le public apporte son repas et l’association offre la musique. Tentant, non, d’autant que le temps est de la partie?
Un moment de fraîcheur dynamique, de textures croisées qui partent de transes berbères “Kahmsïn”, de musiques trad bulgares “Prituri se planinata” avec ces rythmiques tournantes des Balkans, répétitives et enivrantes, jouées avec passion, fraîcheur devant un public vite conquis. Harmonies graves et envoûtantes qui se prêtent à tous les voyages.
Après la restitution des ateliers jeunes publics et celle de l’atelier de Sophie Agnel, on attend
Le trio Princess, retour au théâtre de Cluny.
Le pianiste Stéphan Oliva, la chanteuse Susanne Abbuehl, le batteur Simon Ber en remplacement du Norvégien Oyvind Hegg-Lunde privé de déplacement, règle Covidienne oblige, et en invité surprise, le bugliste Mathieu Michel.
C’est un moment rare d’accord parfait, et ce n’est pas un cliché, de remarquable entente entre le pianiste Stéphan Oliva et la chanteuse Susanne Abbuehl qui se pratiquent depuis longtemps.
La plus que lente selon l’expression déjà ancienne de Philippe Carles, sait peser chaque mot, les choisir avec une attention extrême (elle écrit des paroles très atmosphériques pour « The Cloud”) : un trio en apesanteur dit Vincent Bessières. Parfaitement équilibré. Avec un art consommé de la distance et de la lenteur, elle prend le temps du partage, entretenant une élégante distance avec le bruit du monde actuel. Une façon de s’effacer devant le motif, de l’accompagner jusqu’à sa disparition, son effacement dans un souffle. Sans crescendo ni paroxysme, sans transe ni vertige, si ce n’est celui de l’immanence. Complètement intempestif et donc d’actualité.
Suzanne Abbuehl détache les notes du silence, accentue ou pas certaines syllabes, dans une articulation nette, en anglais, portant une attention très soutenue à chaque transition, enchaînant le jazz de chambre de Jimmy Giuffre avec les joyeuses transes de Don Cherry. Subtiles, les diverses compositions sont des bibelots sonores constituant un répertoire singulier, sans faute de goût. Le trio rend d’abord hommage à Jimmy Giuffre, dont on a trop vite balayé le centenaire de la naissance cette année, mettant en voix sa musique. Dès l’ouverture avec “ The listening”, “River Chant/ Tree people” “Princess” ( le titre de l’album sorti sur le délicat Vision Fugitive). On reste dans une nature, amie cette fois, qu’il faut savoir découvrir et apprécier, une fabrique du pré pongienne si j’osais, surtout avec ce “Mosquito Dance” ( oui, ça bourdonne un pré d’insectes, de mouches, de guêpes et autres moustiques) porté par le duo voix/batterie à mains nues du jeune Belge Simon Ber.
Le montage du set est raffiné et on continue avec “On your skin” de Stéphan OLIVA que l’on retrouve avec joie dans cet accompagnement où il recrée son propre univers. Précis, énergique et nuancé, le pianiste offre un tremplin idéal à sa partenaire. Son phrasé est d’une limpidité saisissante, l’attaque ferme et franche, et ses capacités d’invention invitent à un voyage intime et pourtant tourné vers les autres. Vigoureux dans ce portrait giuffrien, percussif et mélodique dans cette “Jimmy/Trance”. A-t-il pensé au Jimmy joue free de Philippe Carles, qui avec le saxophoniste André Jaume, ont oeuvré à la reconnaissance en France du Texan génial et si discret?
On poursuit avec Don Cherry, dans un moment d’improvisation libre “Desireless”/ “Mopti”, et Carla Bley (“Ida Lupino”), la touchante mélodie de “Lonely Woman” d’Ornette Coleman, et même Keith Jarrett “Air” en rappel.
Un sens de l’épure et de la douceur, appris avec Jeanne Lee que Didier Levallet avait engagée dans son ONJ. Où la musique si caressante de cette voix est portée par les frôlements de peau de Simon Ber et la fragilité inespérée du bugle du quatrième invité, vraiment bienvenu, Mathieu Michel.
Emotion avec la reprise délicate de “What a wonderful world”, une chanson de Bob Thiele immortalisée par Armstrong, indissociable de mon souvenir du film déjà ancien (1989) de Barry Levinson Good Morning Vietnam, à contre-emploi sur de terribles images de guerre. Portés par la voix de Suzanne Abbuehl, les mots reprennent sens, son interprétation l’emporte, tout en fragilité dans le spleen d’une femme à la fois farouche et affirmée.
A suivre… le final du dernier jour avec la restitution des stages et le Megaoctet d’Andy Emler.
Sophie Chambon