JAZZ à La VILLETTE : Ambrose, Cécile et Dan tutoient le sublime
Une plongée du chroniqueur dans la troisième soirée du festival, la seconde à la Philharmonie de Paris, et pour votre serviteur un pur moment de bonheur musical
AMBROSE AKINMUSIRE Quartet
Ambrose Akinmusire (trompette), Sam Harris (piano), Harish Raghavan (contrebasse), Kweku Sumbry (batterie)
Philharmonie de Paris, salle Pierre Boulez, 3 septembre 2021, 20h
L’intro, à la trompette seule, est crépusculaire. L’instrument sonne comme un bugle (du grain, de la matière sonore, de la vibration tellurique, de l’humanité profonde). Cette sonorité singulière, qui réveille chez l’amateur chenu des souvenirs (Enrico Rava, Chet Baker, Art Farmer et quelques autres excellaient à subvertir ainsi le son de la trompette….), sera pour moi une sorte de fil conducteur tout au long du concert, un espace privilégié où sensation et émotion se confondent. Puis la section rythmique part à l’aventure : le trompettiste laisse à ses partenaires la bride sur le cou avant de les rejoindre dans l’effervescence. Puis le trio va tourner autour du leitmotiv , jusqu’à taquiner l’extase. Un stop chorus de trompette, puis un unisson avec le piano, vont conduire à un nouveau thème, d’où surgira un solo de batterie, accompagné par la rythmique sur un mode calypso. Retour ensuite à un ballade sépulcrale d’une intensité expressive au-delà du dicible. Ambrose Akinmusire va tellement loin dans l’expressivité que l’on franchit la limite supérieure de l’expressionnisme pour aborder les rives de ce que je qualifierai d’expressivisme, osant le néologisme, pour dire ce moment paroxystique où l’Art, par-delà la puissance d’expression (d’un contenu) déploie une sorte d’abstraction qui serait pure expressivité…. Mais l’abstraction est incarnée, la sonorité charnelle, c’est le perpétuel combat de la matière et de l’idée, et la matière sonore n’a pas dit son dernier mot. Le concert, assez bref (45 minutes ?) se jouera jusqu’à son terme dans cette succession de rebonds dramaturgiques, de vivacité extrême et de lenteurs expressives. Magnifique !
Duo CÉCILE McLORIN-SALVANT / DAN TEPFER
Cécile McLorin-Salvant (voix), Dan Tepfer (piano)
Philharmonie de Paris, salle Pierre Boulez, 3 septembre 2021, 21h15
Un rendez-vous entre deux artistes franco-américains : la chanteuse est née à Miami, d’une mère française et d’un père d’origine haïtienne ; le pianiste est né à Paris, d’un couple états-unien installé dans notre pays au cœur des années 70. La chanteuse et le pianiste ont fait le choix d’un répertoire qui sera presque exclusivement francophone. Cécile mêle dans ses concerts et dans ses disques, depuis quelques années déjà, le songbook américain et la chanson française de diverses époques. Le concert commence avec Venez donc chez moi, qui fut avant-guerre un tube de Ray Ventura. La chanteuse réussit le tour de force d’en faire une chanson française, presque moins jazzée que la version Ventura, et pourtant d’une liberté de phrasé qui respire le jazz. Comme les grands artistes du jazz, vocalistes et instrumentistes confondus, elle possède au plus haut degré cet art de circuler librement entre les barres de mesure pour magnifier la chanson, et celle-ci n’est ni un monument de la littérature chantée, ni un sommet de l’art musical : mais la chanteuse sait en faire un joyau. Elle va nous offrir ensuite une très belle chanson de son cru qui figurait sur son album «The Window» : À clef, une mélodie et un texte nostalgiques que Dan Tepfer accompagne comme on le ferait d’un lied de Schubert : nuances, expressivité, retenue, tout ce qu’il faut pour magnifier le chant. Puis c’est un mélodie de Poulenc sur un texte d’Apollinaire, une chanson de Brassens, avec un texte à double entendre comme disent les britanniques, et un premier épisode anglophone, ou plutôt bilingue : La valse des lilas, musique de Michel Legrand magnifiée par Miles Davis sous son titre américain, Once Upon a Summertime. Et Cécile commence par la version anglophone, avant de venir au texte d’Eddy Marnay. C’est magique Dan Tepfer, au fil du concert, va nous combler d’improvisations inspirées autour des thèmes joués et chantés. Ce duo tout neuf, dont nous espérons qu’il aura d’autres occurrences (un disque ?), m’a transporté d’émoi en vertige, et je suis dans l’incapacité de décrire par le menu le flot de ces bonheurs successifs : diction, expression, le chant de Cécile nous fait entrevoir la perfection. Sachez simplement que nous eûmes ensuite une musique de Dan Tepfer sur un texte du moraliste Chamfort (Sébastien-Roch Nicolas, pas Alain….), une mélodie de Messiaen, une très humoristique chanson de Cécile, puis Ferré sur un poème d’Aragon (avec contrechant de mélodica par la main droite du pianiste tandis que la sénestre s’activait aux basses du piano), et pour conclure, comme Cécile aime à le faire dans ses concerts en terre francophone (et toujours de façon aussi bouleversante), Ma plus belle histoire d’amour de Barbara. Deux rappels, en anglais cette fois : un blues de la plus pure tradition afro-américaine, mais teinté de l’humour de Cécile (They Don’t Want Me to Sing in French….), et un bouleversant standard , If I Should Loose You .
Une Amie, présente dans la salle quelques rangs devant moi, m’a dit après le concert avoir beaucoup pleuré. Je ne l’ai pas fait, mais le duo Cécile McLorin-Salvant / Dan Tepfer m’a littéralement tourneboulé !
Xavier Prévost