De Richard Powers à Kris Defoort : une question d’identité
Après The Woman Who Walked into the Door d’après Roddy Doyle (2001), The House of the Sleeping Beauties d’après Yazunari Kawabata (2009) et Daral Shaga d’après Laurent Gaudé (2014), Kris Defoort donnait un nouvel opéra ce 14 septembre 2021 à La Monnaie de Bruxelles, The Time of Our Singing d’après Richard Powers. Où il fut question d’identité. (Photo ©Stefaan-Temmerman)
« Qui est habilité à parler de quoi ? » s’interroge Kris Defoort dans les notes de programmes de ce spectacle qui parle de Noirs et de Blancs au sujet de trois enfants « qui n’appartiennent ni à la communauté blanche, ni à la communauté noire. » Et moi, quelle légitimité me valut d’être invité, moi le jazz critic, à La Monnaie de Bruxelles pour la création de ce quatrième opéra de Kris Defoort ? Je suis peu connaisseur, voire peu amateur d’opéra, appréciant peu l’asservissement de la musique à un texte, d’autant moins lorsque je ne connais ni ce texte ni cette musique. Musique, texte, spectacle… beaucoup d’informations à assimiler d’un coup, d’autant plus que si je suis bon public pour la musique dite “contemporaine”, c’est sans compétences réelles. Or l’écriture de Defoort est de ce bord-là. Alors ? Précisons tout de même : compositeur, qui m’avoua autrefois l’influence qu’avait pu avoir sur lui Philippe Boesmans (voir mon texte du 14 septembre ), Kris Defoort est d’abord, ou aussi, un jazzman (voir le même texte) et l’on va voir l’importance que prend cet “aussi” dans notre affaire.
Un double intérêt pour la scène belge et pour les relations écriture-improvisation m’avait amené à découvrir ce mélange d’écriture pour l’orchestre classique et le “jazz band” pratiqué par Kris Defoort, il y a près de vingt ans, alors que je prenais conscience de l’émergence d’une nouvelle scène européenne, largement influencée par la pensée harmonique et rythmique de Steve Coleman et d’autres figure du jazz moderne capables de repenser les rapport composition-improvisation. Cette émergence s’était cristallisée en France autour du collectif Hask (Guillaume Orti, Benoît Delbecq, Hubert Dupond, Gilles Coronado, Stéphane Payen…), en Belgique autour du trio Aka Moon, du guitariste Pierre Van Dormael, des frères Van Der Werf…, le groupe Octurn devenant une passerelle transfrontalière entre ces familles française et belge. Mais avec la création de son premier opéra, The Woman Who Walked into the Doors (2005), puis du deuxième The House of the Sleeping Beauties (2009), Kris Defoort – déjà remarqué pour son groupe Dreamtime – y avait pris une place un peu à part à laquelle j’avais prêté une attention particulière qui avait culminé avec l’album “Conversations” (DeWerf, 2003), probablement pour la moindre place qu’y occupait le texte, en dépit de celle qui s’y trouvait accordée à la soprano Claron McFadden dans de troublants surgissements de fragments empruntés à John Dowland et Claudio Monteverdi.
On pourrait conclure de cette introduction, que je considère le livret de The Time of Our Singing trop bavard, tout du moins trop invasif pour nous laisser en goûter la musique. « On aimerait vous y voir », ne manquera pas de nous rétorquer le librettiste. Il a tiré son ouvrage du roman du même titre (paru en France sous le titre Le Temps où nous chantions) de Richard Powers. S’y raconte l’histoire d’une famille : un jeune femme (Delia Daley jouée par Claron McFadden, soprano), fille d’un afro-américain fier de son identité raciale, se rend au concert donné en 1939 devant le Lincoln Memorial après s’être vu interdire l’accès au Consitution Hall de Washington par la cantatrice afro-américaine Marian Anderson . Elle y rencontre un homme, ingénieur atomiste juif allemand ayant fui son pays (Simon Strom joué par Simon Bailey, baryton). L’histoire de ce couple mixte commence par la confrontation entre le père intransigeant (William Daley joué par Mark S. Doss, baryton-basse) et son gendre, et se poursuit avec cette descendance trop noire pour être reconnue comme blanche, trop blanche pour être admise comme noire, soit une crise identitaire qui se noue autour de la question musicale, car chez les Strom, on joue et chante, mais plus souvent le répertoire classique européen que la Great Black Music. L’aîné (Jonah joué par Levy Sekgapane, ténor) fait une carrière lyrique, jusqu’en Europe, tâchant d’entrainer son jeune frère (Joey joué par Peter Brathwaite) qui reste à Harlem comme pianiste de bar. Une jeune sœur (Ruth, la révoltée de la famille, jouée par Abigail Abraham, la voix soul du spectacle, la seule à utiliser un micro) épouse un jeune militant des Black Panthers. Assassiné par la Police, il lui laisse un enfant futur adepte qui adoptera le hip hop. Cette grande saga est ponctuée par l’évocation de quelques-uns des grands évènements qui marquèrent le combat pour les droits civiques, du concert de Marian Anderson à Washington aux émeutes de Los Angeles de 1992 consécutive à l’acquittement des policiers meurtriers de Rodney King.
C’est le parallèle entre la petite et la grande histoire, ainsi que l’impossibilité de faire tenir les 1000 pages du roman en un opéra, qui ont incité le librettiste Peter Van Kraij à rétablir une chronologie dont Powers s’était en partie affranchie. On peut se féliciter qu’un tel pari ait été remporté, comme le laisse à penser la standing ovatoin faite aux artistes. Fallait-il cependant procéder ainsi ? J’ai tendance à dire qu’en présence de la musique le texte en dit toujours trop… invitant éventuellement le compositeur à surenchérir, même s’il est rarement gagnant, en tout cas en première audition.
Car il y a mille ruisseaux qui s’assemblent en cette rivière musicale, que l’on surprend fugitivement sans avoir toujours le temps de les identifier, de The Peacocks de Jimmy Rowles (dont il m’a semblé reconnaître l’ombre dans les premières mesures d’une ouverture aux couleurs gilevansiennes, et dont Defoort avait fait un quasi leitmotiv dans son Pentimento III en 2003), à cet aveu de pastiche de Dowland avoué par Defoort dans les notes de programme, en passant par des bribes de Bach, de Wagner, de Beethoven, de l’American Songbook, parmi lesquelles la soul et le hip hop font, dans le 3ème acte de problématiques irruptions, et où se glissent aussi ces espace de liberté que Defoort sait laisser à ses interprètes, et pas seulement au quartette de jazz adjoint à l’orchestre de chambre. « Une polyphonie multitemporelle de références musicales » précise Kwamé Ryan le chef d’orchestre, lui-même venu de Trinidad, grandi entre musique classique et calypso et qui dirige en ouverture du 3ème acte après l’entracte comme une simulation de l’accordage de l’orchestre avant un concert (où, sauf à me tromper quant à ses intentions, il me semble reconnaître l’esprit facétieux de Defoort, moi-même ayant une prédilection particulière pour ce moment du concert). On note qu’il y a peu de Blancs sur le plateau, et l’on s’en réjouit d’autant plus que les voix sont toutes remarquables, mais à peine plus de « vrais noirs », tout le monde étant ici « sang mêlé ». D’ailleurs qui ne l’est pas? Jusqu’à Mark Turner, ce saxophoniste « afro-américain » concertant dans l’obscurité de la fosse à l’égal d’un hautbois, familier de la musique de Defoort, qui se dit sous l’influence de l’américano-italien Lennie Tristano et qui, alors que le jazz reprend ses droits (Hendrik Lasure au piano, Nicolas Thys à la contrebasse, Lander Guyselinck à la batterie), chorusse avec la sonorité de Marcel Mule, le père de l’école française de saxophone.
« Leur identité ? » questionne Jonah lorsque, de retour d’Europe, il découvre une sorte de doo wop revisité que Joey fait chanter aux élèves de l’école de quartier montée par Ruth pour continuer l’œuvre de son défunt mari, le Black Panther, et où est donné à ces élèves « ce qui est à eux. Leur musique. Leur identité. » « Identiques à quoi ? » réplique Jonah qui, dans le texte de Powers, a été étudier à Gand avec Philip Herreweghe, le chef d’orchestre baroque (avec qui Defoort travailla par la passé !). « La seule chose à laquelle on soit identique, c’est soi-même, et encore, seulement les bons jours. Des stéréotypes, voilà ce que tu leur donnes. »
Le 29 avril 1992, alors que l’émeute embrase Los Angeles, Jonah sera rattrapé néanmoins par ces stéréotypes qui lui feront dire : « Personne ne sait de quelle couleur je suis. Je ne suis personne. Je n’ai même pas pu me faire arrêter. » Et ce sont ces mêmes stéréotypes que la partition de Kris Defoort aura su dépasser. Franck Bergerot
À l’affiche à la Monnaie de Bruxelles les 16, 17, 21, 22, 24 et 26 septembre. Diffusion sur Musiq3 et sur Klara le 6 novembre,