Les Émouvantes, deuxième soir : Jean-Marie Machado et Laurent Dehors.
Les Émouvantes, deuxième soir : Jean-Marie Machado et Laurent Dehors.
Hier, 23 septembre, se succédaient le quartette de Jean-Marie Machado et son programme “Majakka” et Laurent Dehors avec la suite de sa “Petite Histoire de l’opéra”
Illustration: Vers Botconan © X.Deher (Fictional Cover)
Bibliothèque du Conservatoire Pierre Barbizet de Marseille suite à la défection temporaire du Théâtre des Bernardines pour cause de travaux. Rayonnages de bois vides de leurs livres, recueils de partitions et livrets, hauteur de plafond à faire fuir un sonorisateur. Gérard de Haro qui est à la console me conseille de me mettre au plus près de l’orchestre et je me glisse au deuxième rang alors que déjà Claude Tchamitchian présente le quartette de Jean-Marie Machado en citant Agnès Varda. De mémoire : « Dans tout être humain, il y a un film imaginaire qui sommeille. » Et ce sont en effet différentes séquences sommeillant en lui que semble réveiller, titre après titre, Jean-Marie Machado, avec ce “Majakka”, le phare (en finnois) à la lueur duquel il se propose de ramener à lui les différentes sources qu’il a suivi tout au long de son œuvre. On est frappé par l’osmose des premières notes partagées par le violoncelle de Vincent Ségal et le sax baryton de Jean-Charles Richard que viennent compléter les percussions de bois et de peaux de Keyvan Chemirani, installant un paysage paisible où le piano va pouvoir cheminer. Puis le dispositif s’inverse, le piano de Machado dispersant ses éclats d’ivoire et d’ébène dans les sonorités mêlées de violoncelle et percussions, tandis le baryton s’envole – plus qu’il ne chemine. Après quelques “préparations” du piano en cours de jeu, ce dernier se fait quanun, ce petit cymbalum moyen-oriental, les doigts précipitant leurs déplacements sur le touches en imitant le rebond des mailloches. Les contours mélodiques de Les Pierres noires (le voici notre phare !) et du morceau qui lui fait suite nous ramène vers une Bretagne imaginaire où l’on se plait à imaginer que l’affolement soudain du sax soprano vient lever quelques tempêtes, à moins qu’il n’y ait là quelque allusion à ces nuées d’oiseau qui viennent se précipiter sur la coupole de lanterne des phares et qui inspirèrent les “oiseaux-cailloux” à Rachilde pour son roman La Tour d’amour.
Illustration: En descendant du côté de Botconan © X.Deher (Fictional Cover)
Ainsi, chacun peut superposer ou substituer les siens aux films imaginaires que réveille Jean-Marie Machado et il serait vain que j’énumère les miens. L’essentiel étant de mentionner que ce programme “Majakka” est propre à stimuler l’imagination de l’auditeur, par-delà la virtuosité mise en œuvre, le sens de l’espace et de son organisation orchestrale et rythmique où l’on voit se distribuer comme un vocabulaire de claves, la qualité des timbres et de leurs combinaisons dont les effets de préparations du piano, passage du pizz à l’archet sur le violoncelle, souplesse de shenai sur soprano, effets de souffle, nuances au baryton du subtone à la nuance pp (telle que la comprit Louis Armstrong lorsqu’il découvrit les partitions de Fletcher Henderson, ignorant que c’était un “double piano” qu’il comprit comme un “pound plenty” que l’on pourrait traduire “à pleins poumons”) ; Keyvan Chemirani ajoutant aux peaux et aux bois de ses percussions le métal de trois cymbales et un solfège rythmique chanté “à l’indienne” qui lui vaudra un héroïque solo et un duo avec Machado qui ne l’était guère moins. Plus cette souplesse de vocabulaire, notamment illustrée par un fervent solo de soprano, qu’ont acquis les jazzmen depuis “Kind of Blue” de passer d’une couleur modale à une autre sans laisser paraître quelque couture.
Des coutures, il y en aura dans “Une Petite Histoire de l’opéra, Opus 2” de Laurent Dehors et sa bande, des coutures grossières, de ces rencontres même entre parapluie, machine à coudre et table de dissection chères aux Surréalistes. On a quitté l’ancienne bibliothèque pour une “vraie” salle de concert, la salle Henri Tomasi, compositeur néo-classique marseillais né en 1901 qui fit ses classes ici. Sous la protection toute symbolique des deux grandes cariatides qui ne soutiennent rien le long du mur latéral côté cour, on imaginerait plus une distribution des prix ou concours de la classe de harpe, (telle que Colette en décrivit avec une délectation impitoyable dans ses chroniques musicales pour la revue Gil Blas) que ce capharnaüm instrumental déballé sur le plateau, au côté duquel l’instrumentarium de l’Art Ensemble des grands soirs des années 1970 ferait presque pâle figure.
Illustration: Ceci n’est pas la maison de Charlotte © X.Deher (Fictional Cover)
Entre Jean-Marc Quillet, genre de Raymond Devos de la percussions. Entrée discrète, cherchant ses lunettes, puis les ayant chaussées, poussant un « Oh ! » en découvrant le public. Le ton est donné et, tandis qu’il s’aventure sur les lames d’un balafon (il jouera de tous les claviers percutés, de l’accordéon, de la batterie, etc…), apparaissent l’un après l’autre, se glissant dans ce grand déballage, dans un ordre que je ne garantis pas : Laurent Dehors (d’abord à la guimbarde), Matthew Bourne (piano, le seul à ne jouer que d’un seul instrument mais qu’il travestit de toutes sortes de façons, et lorsqu’il ne le travestit pas en fait une espèce d’au-delà de Paul Bley), Michel Massot (sousaphone et trombone, et rien qu’avec ça, il fait déjà beaucoup), Gabriel Gosse (que l’on attendait à la guitare, mais qui jouera beaucoup de batterie et autres percussions, ainsi que d’un banjo) et, enfin, Tineke Van Ingelgem, la cantatrice du programme, une vraie, grande voix, soutenue par un micro pour faire face à la batterie, mais authentique et belle technique lyrique, avec laquelle elle ne transige pas, même si elle sait y laisser poindre une touche narquoise, parfois mêlée dans une étonnante cohésion, aux chœurs autodidactes des instrumentistes. Ni ma culture classique ni mes notes illisibles ne m’autorisent à dresser l’inventaire des airs d’opéra qui sont interprétés, cités, évoqués… De mémoire : Bizet (ah, ces versions de L’amour est enfant de bohème et de La Garde montante), Vivaldi, Lully, Bernstein, Purcell… Ce délire est réglé comme du papier à musique, avec cette classe qui caractérise la présence scénique de Laurent Dehors, comme toujours tout de blanc vêtu, Scapin bondissant d’une farce à une attrape, de la cornemuse flamande à la fûte à bec en plastique rose, de la guimbarde dont il tire un drone d’outre-tombe à la clarinette contrebasse qu’il fait mugir comme une trompe marine que l’on aurait soumis à la torture, dirigeant l’envoi de claves électroniques pilotées de la console de sonorisation, étouffant un ténor “aylhurlant” de son genou plié introduit à l’entrée du pavillon… Et tout ça selon une mécanique réglée, lubrifiée, comme on met en scène à Aix-en-Provence, voire à Bayreuth. Vous aurez compris qu’un tel spectacle défie le compte rendu et qu’il faut aller « voirécouterprogrammer ça » maintenant que les concerts ont l’air de reprendre. Franck Bergerot