Sophie brave les Elements
Hier, 2 octobre 2021, soir de tempête sous alerte orange, le quintette de Sophie Alour jouait son programme “Enjoy” en première partie des Five Elements de Steve Coleman devant un public nombreux réuni au studio 104 de la Maison de la Radio dans le cadre de Jazz sur le vif.
Le nouvel album “Enjoy” fait suite à “Joy”, la violoniste Fiona Monbet venant apporter une touche irlandaise à celle orientale que Sophie Alour (flûte et saxophone ténor) avait trouvée auprès du joueur égyptien de oud Mohamed Abozekry désormais remplacé par son frère cadet Abdallah Abozekry qui, à l’oud, substitue le saz, petit luth à long manche répandu sur le pourtour méditerranéen oriental jusqu’en Asie centrale. Fiona Monbet n’est pas à l’affiche du groupe de scène tel qu’on a pu l’entendre ces derniers jours au Vésinet, au New Morning et hier au studio 104, mais la touche irlandaise est restée, alternant avec la thématique moyen-orientale du répertoire. Jamais à cours de ressources mélodiques et rythmiques, Abdallah Abozekry défend admirablement la réputation familiale avec une ferveur dans l’improvisation modale souvent doublée de la voix. Autre découverte pour ceux qui ne connaissait par son duo avec Philippe Aerts : Raphaëlle Brochet. Véritable globe-trotteuse, cette chanteuse explore un bel ambitus avec une élégante souplesse qui n’a d’égal que l’aisance avec laquelle elle navigue entre les langues et les cultures musicales. Des premières, elle semble puiser son matériau phonétique, et des secondes elle tire tant ses techniques vocales que sa discipline dans l’art de l’improvisation, avec un apparent penchant pour les traditions de l’Inde karnatique voire du qawali pakistanais. Assez discrète comme soliste mais “leadeuse” assumée dans la généreuse assurance qu’elle met dans ses présentations –, Alour chromatise et hachure avec son vocabulaire de jazzwoman les mélodies et les rythmes de ce répertoire modal auquel le piano de Damien Argentieri offre un moelleux harmonique sans excès, toujours à-propos. Le tandem constitué par le contrebassiste Philippe Aerts et le batteur Donald Kontomanou est épatant dans sa façon de magnifier les asymétries et ambiguïtés métriques du Moyen-Orient.
Asymétries et ambiguïtés : avec Steve Coleman on va être servi. Pour la balance, seuls bassiste (Anthony Tidd) et batteur (Sean Rickman) se sont présentés. Toujours très occupé, Steve Coleman ne se présentera, avec ses autres comparses des Five Elements, qu’à l’entracte pour régler la sonorisation d’un dispositif certes assez simple, quoiqu’il s’agisse ici aussi d’enregistrement pour une diffusion (annoncée au 30 octobre). Balance publique et sans façon, donc. Les artistes disparaissent tandis que revient s’installer la partie du public qui a quitté la salle pour faire la queue devant les toilettes puis, une fois rebraguettée-reculottée, pour échanger quelque propos dans le hall. Arnaud Merlin fait les présentations. Applaudissements. Personne. Après un long silence, voici les musiciens, sans leur leader Steve Coleman. Nouveau blanc. Le voici enfin, casquette à l’envers depuis au moins un bon tiers de siècle. Sans façon ni protocole. On pourrait croire que c’est la balance qui continue. Clave tapée dans les mains, bref motif mélodique répété en boucle, attrapé au vol par le trompettiste Jonathan Finlayson, la basse d’Anthony Tidd se met à rouler d’un grondement continu, Sean Rickman entre en action, distribuant ses frappes sur peaux et métaux de sa batterie en un flux tendre et puissant qui nous prend et ne nous lâchera plus, jusqu’à la fin du concert, sauf le temps d’une ou deux pauses sur quelque grève mélodique, lorsque par exemple Steve Coleman, ayant lancé le verse de Stardust, laisse à la trompette de Jonathan Finlayson le soin d’exposer le refrain de cette vieille merveilleuse chose des années 20, d’une désuétude tellement vraie qu’elle en est éternelle… Quelle version a-t-on en tête lorsque l’on joue cette mélodie stellaire au sein des Five Elements ? Plus loin émergera le leitmotiv de toute l’œuvre de Coleman, moins connu mais pas moins immortel, Little Girl I’ll Miss You, la composition de son mentor de Chicago Bunky Green, pour laquelle il adopte cette fois-ci une approche ludique laissant la nostalgie cruelle de cette poignante mélodie transparaître à travers les interstices des jeux rythmiques qu’il lui impose. De temps à autre, Kokayi, aux aguets de tous les pièges métriques de ce répertoire qui semble improvisé sur le tas, se lance dans un prêche enfiévré, loin de tous les clichés prosodiques du rap.
Depuis combien de temps se connaissent-ils ? Steve Coleman récapitule pour le public : (de mémoire) 1993 pour Kokayi, 1996 pour Anthony Tidd, 1997 pour Sean Rickman, 2001 pour Johnathan Finlayson (vous vous souvenez, nous l’avons découvert lors d’un concert parisien des Five Elements où il partageait le pupitre de trompette avec Ambrose Akinmusire avec qui nous faisions alors également connaissance). La scène est devenue pour eux une espèce de routine fervente, faite de petits fragments de rythmes et de mélodies que le chef jette sans crier gare et qu’il leur faut attraper à la volée. Work in progress. Soudain, c’est Dizzy Atmosphere lancé par le chef dont il faut se saisir, l’appel mélodique, puis l’out chorus (chorus d’orchestre composé, généralement pour annoncer le réexposé) enregistré dès 1945 par Dizzy et Bird. Un morceau de bravoure dont les Five Elements (même personnel qu’en 2021) avaient gravé une sublime version en 2002 (« On the Rising of the 64 Paths ») et dont ils se mettent à travailler la mise en place, comme en répétition, forçant l’à-peu-près, abandonnant pour reprendre, Coleman et Finlayson se surprenant l’un l’autre comme pour se mettre à l’épreuve, sur le feu trépidant de la rythmique qui, soudain, estime qu’il est temps d’augmenter le régime pour passer en tempo “réel”. Tel est Steve Coleman, narquois, désinvolte, horripilant… et pourtant, on se laisse faire, jusqu’à le quitter chaque fois ébloui. Franck Bergerot (photos © X. Deher)