Jazz live
Publié le 23 Oct 2021

FRANCK TORTILLER et JAZZTRONICZ EXPERIENCE aux Gémeaux

Franck Tortiller (vibraphone, composition, arrangements), Léa Ciechelski (saxophone alto), Maxime Berton (saxophone ténor), Joël Chausse (trompette, cornet), Tom Caudelle (euphonium, flugabone), Yovan Girard (violon, voix, rap), Swaéli M’Bappé (guitare basse), Antonin Fresson (guitare), Vincent Tortiller (batterie)

Sceaux, Les Gémeaux, 20 octobre 2021, 20h45

Pour Franck Tortiller c’est un retour aux Gémeaux, scène nationale des Hauts-de-Seine très active dans le jazz depuis des décennies. On aimerait que dans tout le pays les scènes nationales, dont le cahier des charges et missions (document officiel du Ministère de la Culture) précise que «la responsabilité artistique (…) s’exprime par la proposition faite à une population d’une programmation pluridisciplinaire…», soient plus en phase avec leur mission en ce qui concerne le jazz. Et Les Gémeaux sont, dans ce domaine, un très bel exemple.

Franck Tortiller, qui fut durant quatre années artiste en résidence aux Gémeaux, est cette fois invité avec un projet singulier : la rencontre entre son orchestre et trois membres du collectif ‘Jazztronicz’ : le guitariste, le bassiste et le batteur. Les passerelles sont d’évidence, si l’on observe que le batteur, fils du chef d’orchestre, et aussi membre du ‘MCO Collectiv’ de Franck Tortiller, dont les membres constituent l’essentiel (avec forte représentation de Bourguignons) du groupe ce soir sur scène. S’y ajoute la présence, remarquable, de la saxophoniste alto Léa Ciechelski, qui a participé à l’orchestre des jeunes de l’O.N.J. et à l’Orchestre National de Jazz. Le répertoire est une sorte de confrontation-association entre le jazz acoustique (vibraphone, cuivres et anches) et le jazz ‘électrique’ (guitare basse et guitare) ; et aussi entre le binaire et le ternaire, et entre le rap, le funk, et le jazz, avec dans le rôle du passeur le batteur et sa batterie. Certaines compositions ont été conçues à partir des propositions des trois membres de ‘Jazztronicz’.

Dès le début du concert, c’est un mélange d’une évidente fluidité, avec de forts contrastes ; ce qui, dans le domaine du jazz en moyenne formation ou en grand orchestre, est une sorte d’héritage historique. L’histoire de cette musique est d’ailleurs bien présente dans le répertoire : dès le deuxième titre, c’est une variation très libre autour d’un solo de Charlie Parker sur Donna Lee, avec une séquence rap inspirée par les définitions données par des jazzmen néo-orléanais de leur musique. Le talent de rappeur du violoniste Yovan Girard est considérable. Sa prosodie syncopée est d’une musicalité et d’une qualité rythmique saisissantes, ce qui contribue à légitimer la coexistence du rap et du jazz au sein d’une même performance musicale. Et à rappeler, s’il était besoin, ce que les ancêtres du rap ont de commun avec le jazz dans les pratiques culturelles afro-américaines depuis plus d’un siècle. Puis c’est une ballade. Les solistes font merveille. Joël Chausse nous offre un très beau solo de cornet, mais comme l’orchestre enchaîne aussitôt en douceur, le public applaudit timidement, comme s’il ne voulait pas perturber le déroulement de la musique. Cela rappelle au vieil amateur que je suis, et a contrario, un vieux souvenir du début des années 80 au New Morning. Dexter Gordon était sur scène avec Johnny Griffin, qui à son habitude envoyait des choruses en forme d’effervescent crescendo , pour mieux obtenir du public, à l’ultime mesure, l’ovation attendue (et même lourdement sollicitée….). Dexter, toujours très fin, faisait au pianiste (je crois me souvenir que c’était Kirk Lightsey) un petit signe pour l’inviter à faire tourner la grille ‘à vide’. Et quand les applau étaient terminés, Dexter reprenait sur le premier accord de la grille, tout doucement, avec des phrases sybillines, pour ensuite faire sonner la charge, mais avec moins d’ostentation…. Bref ce souvenir me rappelle qu’un solo peut être très beau sans déclencher un tonnerre approbateur, et que l’amateur n’est pas forcément soumis au réflexe du chien de Pavlov : un solo = des applaudissements.

Tout au long du concert les solistes ont allié verve et musicalité. Sur un hommage à Gil Evans (qui sera suivi d’un traditionnel écossais évocateur de Jimmy Page) les deux saxophonistes, Léa Ciechelski et Maxime Berton, vont nous octroyer des improvisations incendiaires, et pleines d’inventivité. Après les rituelles présentations, et les non moins rituels remerciements, ce sera un morceau très funk où les solistes sont relancés par des riffs foudroyants : on se serait cru au studio de Muscle Shoals ! Public aux anges, chroniqueur compris, et en rappel un clin d’œil à Led Zeppelin. Ce nouveau groupe et ce programme m’ont conquis : programmateurs de festivals, écoutez-le d’urgence !

Xavier Prévost