D’Jazz Nevers, de Mamie Jotax à la Panthère rose
Hier, 11 novembre, aura été une grosse journée avec le drôle de duo Mamie Jotax, le quatuor à cordes Les Enfants d’Icare (dont Xavier Prévost rendra compte par ailleurs), le nouveau quartette Curiosity de David Chevallier, le trio Velvet Revolution de Daniel Erdman, le collectif Twins avec Vincent Peirani et le quintette de Kyle Eastwood.
Les photos «téléphone portable jetable » de Curiosity et Mamie Jotax sont de X. Deher. Les vraies photos sont de Maxime François.
Mamie Jotax : une drôle d’affaire très sérieuse
La petite salle de La Maison soudain plongée dans le noir : part et d’autre nous arrive le son de deux sirènes tout à la fois en déplacement l’une vers l’autre en rotation sur elle-même dont on ne sait pas vraiment identifier la nature, étonné d’une telle puissante avant de découvrir à la lumière montante que vous avez quasiment sous votre nez les pavillons de deux saxophones soprano qui se rejoignent, entre les mains de deux jeunes femmes. À gauche, Carmen Lefrançois (saxes soprano, alto et baryton, flûte), improvisatrice issue des classes de saxophone classique, de musique de chambre et d’improvisation générative du CNSM de Paris et lauréate de la Fondation Cziffra, déplacements fauves un peu ivres à la Abel et Gordon, l’élément mâle du duo, ou si l’on préfère une autre comparaison le clown blanc, un style, quoique tout humour, plus sévère, plus âpre, tendu, l’improvisation façon karaté. À droite, Camille Maussion (saxes soprano et alto), formée aux musiques classique et contemporaine, au jazz et à l’improvisation dans les conservatoires régionaux de Perpignan et Boulogne-Billancourt, déjà connue du plublic jazz pour sa participation au Nefertiti Quartet (lauréat de l’Euradio Jazz Competition 2019 et Jazz Migration), soit l’élément « jazz », lyrique, tendre, plus clown aussi que sa complice. C’est elle qui tout à l’heure d’un geste caressant de la main invitera son « frère ennemi » à venir se blottir dans ses bras, leur couple enlacé se mettant à tourbillonner sur place, leurs deux sopranos continuant à jouer éperdument dressés de part et d’autre de cette silhouette commune.
On aura compris que l’on est là sur une scène de théâtre. La mise en scène est précise, la dramaturgie est parfait. De cette narration qui captive ici un public qui n’est plus tout jeune, on n’est pas étonné d’apprendre qu’elle a été convoquée à Nevers pour faire le tour des scolaires sous le titre de Tournées des bouts d’choux.
L’instrument est retourné sous toutes ses soudures, pas une zone érogène de leurs saxes n’est ignorée, et si l’on vous dit que souffler n’est pas jouer, n’en croyez rien. Ça soufflechante, ça hurle, ça murmure, ça claironne et ça chantonne, ça contrechante et ça diphonise, ça éructe et ça percute, ça gargarise et ça growl, ça slappe et ça stacatise, ça dramatise, ça pleure et ça rit, ça coméditragédise, ça chase et ça slow, ça caranavalise enfin dans un explosifestif rappel… On vous a déjà fait le coup des modes des modes de jeu alternatif, du free-là free-là, de l’improvisation bruitiste… et du théâtre musical ? Moi, aussi. Mais avec deux voisins de fauteuil à qui on l’a déjà fait, l’un saxophoniste et l’autre journaliste spécialisé, on peut affirmer qu’à leur écoute quelques stars de la music free et du théâtre musical pourront aller se rhabiller.
Une curiosité toute neuve
Une enfance musicale auprès d’un papa arrangeur et compositeur de musiques de film (mais aussi Prix Django Reinhardt et Prix Charles Cros comme pianiste et chef d’orchestre de jazz en 1956), une solide formation en guitare classique dont il a gardé l’habitude de jouer sans médiator, la découverte des « guitaristes ECM » grâce un coffret anthologique, la rencontre deux grands poètes de l’après sixties, Kenny Wheeler et John Taylor aux projets duquel il a participé : voilà de quoi cerner l’identité de David Chevallier qui a voulu effectuer une sorte de retour sur lui-même, cette « curiosité » dont il nomme son nouveau quartette, Curiosity, étant peut-être celle savoir ce qu’il va trouver en revenant sur ses pas après tant de détours auprès de Laurent Dehors, au voisinage de la pop, du baroque ou de l’électro.
Nouveau quartette ou, plus exactement, fidélité à un vieux trio avec Sébastien Boisseau (contrebasse) et Christophe Lavergne (batterie), sur un répertoire tout neuf avec un nouveau complice ajouté, le trompettiste Laurent Blondiau. Ce dernier n’étant pas disponible, le concert d’hier fut l’occasion de découvrir le trompettiste finlandais Tommy Nikku, évocation très sensible de Kenny Wheeler dans l’angulation des phrases qu’encourage la thématique mélodique imaginée par David Chevallier. Quartette encore frais comptant un remplaçant, avec un leader encore dans la retenue, mais projet prometteur déjà porté par une rythmique solidaire de longue date dans une acoustique (le Café Charbon) et une sonorisation entièrement au service de leur complémentarité active des deux compères de la rythmique. Bientôt au Silex d’Auxerre (le 17 décembre) et au Jazzus Club de Reims (le 22 décembre).
Rock attitude
Retour au Théâtre Municipal pour le trio du saxophoniste Daniel Erdman « Velvet Revolution ». Coiffure au pétard, silhouette dégingandée de saxophoniste de rockabilly, rock attitude partagée avec Théo Ceccaldi (violon, violon alto) qui, cependant, n’en fait pas trop, un pas derrière le leader qu’il accompagne le plus souvent dans une démarche très orchestrale, tantôt à l’archet, tantôt se servant de son violon alto comme d’une mandoline, s’autorisant tout de même ici et là quelques brûlants solos. Complétant ce son collectif, Jim Hart au vibraphone. Look plus fonctionnel derrière cet instrument qui de loin peut passer pour une table de cuisson, un établi ou un volet à lames dont un technicien serait en train de remplacer les lames manquantes. Jim Hart en tire des sonorités très sèches voire altérées notamment par ce qui, vu du balcon, semble être du papier journal (peut-être Le Journal du Centre invité ainsi à participer à l’événement qu’il promeut par ailleurs largement), voire l’enveloppe aluminium d’une plaque de chocolat (mais où est le chocolat ?), puis à l’inverse d’autres sonorités amplement vibrées et réverbérées lorsqu’à l’unisson du saxophone il semble sonner les douze coups de minuit dans une ambiance à frissonner d’effroi.
Daniel Erdman n’a pas que le look rockabilly, il en a le jeu souvent très rythmique, mais connaît aussi de splendides langueurs, dotant alors son saxe d’une sonorité « crème d’Isigny grand cru », façon Ben Webster sans les excès de fuites au commissures des lèvres, pouvant cependant fromager à cœur façon Archie Shepp des grandes années. Plus grandiose stop chorus pour clouer le bec des sceptiques. J’en ai vus…
Jazz et haubois copains, ça doit pouvoir se faire…
Associer les bois du symphonique (ou de l’octuor) au quartette de jazz, c’est la problématique qui passionna le saxophoniste Jean-Rémy Guédon. Il en parlait d’autant plus volontiers qu’il adorait tout autant polémiquer pour le plaisir de l’échange de points de vue que partager sa passion. Stravinsky, son écriture, son enseignement qu’il m’avait fait découvrir en me faisant acquérir la Poétique musicale, depuis rangé sur mes étagères au côté de Les Testaments trahis de Milan Kundera, la passion des bois et tout particulièrement de la clarinette. À quoi s’ajoutait un vif intérêt pour les arts plastiques et la poésie, le surréalisme, l’informatique et sa sociologie, la philosophie jusqu’à celle de l’empereur romain Marc Aurèle auquel il avait consacré l’un des disques de son ensemble Archimusic (« Pensées pour moi-même »).
Archimusic ? C’était tout à la fois ses complices, son outil, son utopie. Ses complices ? Quasiment ceux qui se présentaient hier sur la scène de La Maison de Nevers. Côté quartette ou côté jazz club : Fabrice Martinez qui succéda à Serge Adam, puis Mathieu Michel ou Nicolas Genest (trompette, bugle), Clément Duthoit (saxes ténor et soprano), Yves Rousseau (contrebasse), David Pouradier-Duteil (batterie). Côté quatuor ou côté chambre : Nicolas Fargeix (clarinette), Vincent Arnoult (hautbois), Emmanuelle Brunat (clarinette basse), Anaïs Reyes (basson).
Et Jean-Rémy Guédon ? Après avoir longtemps biglé vers l’Afrique et les Caraïbes (où il se soupçonnait des origines au regard de quelque ressemblance avec Henri Guédon, le percussionniste), il est parti vers l’Océan indien où il est désormais directeur de l’Alliance française des Comores, abandonnant à Fabrice Martinez son utopie et le domicile où celle-ci avait élu domicile, la Boutique, une ancienne petite boutique de cordonnier devenue mini-salle de concerts et port d’attache d’un collectif. C’est ainsi que sous la direction du trompettiste, Archimusic est devenu Twins et que Fabrice Martinez s’est plongé dans les cahiers de partitions et le disques dur laissés par Guédon, pour en extraire, en adapter ce qui lui semblait pouvoir constituer un nouveau répertoire et continuer de faire vivre « l’Utopie Guédon ».
C’est ce dernier qui était présenté hier soir à La Maison de Nevers, avec un invité de marque en la personne de Vincent Peirani (accordéon). On pourra s’étonner de ce que je persiste à parler d’utopie. Ça reste à mes yeux un laboratoire, passionnant, réjouissant, questionnant. Souffrant hier d’une sonorisation difficile qui m’a fait parfois me demander si la présence de Peirani était indispensable dans tous les morceaux, son accordéon se perdant parfois parmi les bois. Les moments les plus convaincants étant les moments où les bois sortent des toiles de fonds dans un rôle vraiment dynamique et où la rythmique (là encore mal servie par la sonorisation) leur laisse de l’espace, particulièrement dans l’introduction de L’Imagination (à moins qu’il ne s’agisse de la pièce suivante) ou lors du rappel qui constitua un peu le climax du concert. Fabrice Martinez charismatique tant au bugle qu’à la trompette. Révélations : Clément Duthoit, dans de grands accès fiévreux de ténor ; Nicolas Fargeix, « sortant du bois » pour une improvisation formidablement ciselée de sa clarinette. Tout cela fort chaleureusement accueilli par le public, et pas seulement pour répondre au rituel « je vous demande d’accueillir chaleureusement… » prononcé par Roger Fontanel en début de chaque concert. Et que dire de mieux ?
Cinematic
On aura reconnu le nom du programme auquel s’est consacré le quintette du contrebassiste Kyle Eastwood qui ne peut ici nous faire oublier qu’il est le fils de Clint dont il reprenait hier la musique de Grand Torino qu’il a composé lui-même, parmi celles d’Ennio Morricone, Bernard Hermann, Henry Mancini. Quintette néo-bop de haut vol comme les États-Unis nous en envoient régulièrement avec ici Quentin Collins (trompette, bugle), Brandon Allen (sax ténor), Andrew McCormack (piano), Chris Higginbottom (batterie). Il est troublant pour un chroniqueur de passer d’une diversité esthétique telle que celle proposée depuis le début de cette édition de D’Jazz à Nevers à cette norme du quintette de jazz. Le jazz critic y perd ses outils de mesure calibrés et certifiés, ses enthousiasmes d’usage, ses tics de langage et les roueries qui permettent de les contourner. Mais la presse, en particulièrement Jazz Magazine, n’a pas manqué à ses devoirs d’information concernant le travail de Kyle Eastwood. Aussi me contenterai-je de saluer l’excellence de la formation, le succès public et d’avouer qu’à l’annonce du dernier morceau, j’ai quitté la salle pour aller partager quelques verres au bar avec de vieux amis musiciens ou autres. Verres bien mérités après cette journée marathon de cinq concerts. Et ça recommence: au Théâtre le concert du trio d’Yves Robert / Bruno Chevillon / Cyril Atef vient de commencer ! J’y cours ! Franck Bergerot
Ci-dessous de gauche à droite: Andrew McCormack, Kyle Eastwood, Quentin Collins, Brandon Allen, Chris Higginbottom.