Ex Machina : Fred Maurin et l’ONJ invitent Steve Lehman
Ce soir 11 février, l’Orchestre National de jazz de Fred Maurin sera au Studio 104 de Radio France à 22h30 (et en direct sur France Musique) pour la création d’œuvres de son chef et de son invité, le saxophoniste et compositeur américain Steve Lehman. Nous assistions hier à leur ultime répétition.
Pantin, salle de concert de la Dynamo de Banlieues bleues, 14h30 : les musiciens de l’ONJ sont réunis depuis une demi-heure, et reprennent, à la demande de leur chef quelques points de détail, notamment la justesse d’effets de micro-tonalité sur certains accords, qu’il fait rejouer pupitre par pupitre, une passion que Fred Maurin a contractée durant les dernières années de son big band Ping Machine. Cet orchestre, il l’a créé en 2005, puis dissout en 2018 pour prendre la direction de l’Orchestre national de jazz dont il a considérablement modifié les objectifs et modes de fonctionnement, notamment au travers de commandes et de géométries orchestrales adaptées au cas par cas autour d’un noyau dur pour partie tiré de Ping Machine. Avec la création d’un programme jeune public (Dracula), d’un orchestre des jeunes, structure de repérage de talents en émergence et de mise en valeur du patrimoine du jazz orchestral français. Sans compter une réelle féminisation dont il a contourné les écueils encore nombreux en passant notamment par des recrutements à l’étranger. Un formidable dispositif hélas frappé de plein fouet par la crise du Covid. Après Dancing In Your Head(s) autour d’Ornette Coleman en associant habilement la figure relativement consensuelle de Fred Pallem au poil à gratter du saxophone de Tim Berne, après Rituels, projet onirique autour des quelques compositrices et compositeurs français (Ellinoa, Grégoire Letouvet, Leïla Martial, Sylvaine Hélary et Maurin lui-même), après la redécouverte de la version originale bilingue jamais publiée de la cantate à deux voix et orchestre de jazz d’André Hodeir, Anna Livia Plurabelle, Fred Maurin voulait s’attaquer à ce qu’il n’avait pu aborder qu’à la superficie avec Ping Machine, le domaine du spectral : combiner le flux du jazz, la spontanéité de l’élan improvisé, le patrimoine de l’écriture pour pupitres du big band au pari de la musique spectrale qui envisage le son, qu’il soit harmonique ou inharmonique (les bruits de souffle, d’anches, d’attaques, etc.), pour lui-même par une approche analytique de son spectre. Un art dont deux compositeurs français furent les pionniers : Tristan Murail et Gérard Grisey.
Un domaine, on l’on imagine le rôle qu’ont pu y jouer l’électronique, puis l’informatique. Or, Fred Maurin se savait précédé sur ce terrain – jazz et spectral – par Steve Lehman. Découvrant ce saxophoniste lors d’un séjour français au début des années 2000, on en avait fait un suiveur de Steve Coleman pour le situer dans cette nouvelle angularité apparue dans le lointain sillage de Charlie Parker au tournant des années 1990… ce dont il se défendait farouchement en se considérant plus en proximité avec Greg Osby. Mais il se revendiquait plutôt des maîtres auprès desquels il a étudié et travaillé tels Jackie McLean et Anthony Braxton, puis dans le cadre universitaire auprès notamment de Tristan Murail et George Lewis. Dès ses premiers disques des années 2000, un réseau de complicité a commencé à se constituer autour de lui qui, dans cette mouture “Ex Machina” de l’ONJ, nous vaut la présence de Jonathan Finlayson (trompette) et Chris Dingman (vibraphone) aux côtés de Fabien Norbert (trompette, bugle), Christiane Bopp et Daniel Zimmermann (trombone), Fanny Meteier (tuba), Fanny Ménégoz (flûtes de l’alto au piccolo), Catherine Delaunay (clarinette, cor de basset), Fabien Debellefontaine (flûte, clarinette, saxe baryton), Julien Soro (saxes soprano et ténor, clarinette), Bruno Ruder (piano, clavier électrique), Stéphan Caracci (vibraphone, marimba, glockenspiel), Sarah Murcia (contrebasse) et Rafaël Koerner (batterie).
Auxquels s’ajoutent deux envoyés de l’Ircam spécialistes de l’informatique musicale : Jérôme Nika (électronique générative et collaboration artistique), Dionysios Papanicolaou (réalisation informatique musicale), ce dernier attablé devant un ordinateur, un petit matériel électronique et un pupitre à partitions qu’il ne perd pas des yeux. On imagine leur apport capital pour l’objectif de Fred Maurin d’aborder le domaine spectral, d’autant plus que l’Ircam a développé un immense savoir faire en matière de traitement des sons instrumentaux et d’interaction avec un discours improvisé, les machines étant capables d’improviser elle-même. Fantasme qui fera sourire, voire fuir. Mais s’agit moins de s’en remettre aux machines, que d’ouvrir de nouvelles portes, initier de nouveaux paris, de mettre en œuvre de nouveaux stimuli, de déployer de nouveaux espaces sonores offerts à l’improvisateur, de créer dans la chair même du timbre et, pour Fred Maurin, de déployer la palette de son big band vers des couleurs et des nuances qui lui étaient encore inaccessibles, sans interdire l’accès aux résultats du hasard ce qui est une façon d’ouvrir encore le potentiel collectif de l’improvisation, dès lors que le pouvoir d’interaction des uns et des autres est en éveil, dans un cadre préétabli.
En cette après-midi de répétition ne manquait plus que le principal invité, Steve Lehman (composition, saxophone alto) dont le saxophone avait subi une avarie et qu’il avait dû porter à réparer en urgence. Et le voici qui revient, avec un saxophone tout neuf qui lui a été prêté le temps de la réparation. Et tout le monde se remet en place pour un filage du programme attendu au studio 104. Soit deux pièces de Fred Maurin encadrant six compositions de Steve Lehman. Où l’on distinguera la manière très orchestrale du premier, encore familière aux habitués des derniers concerts de Ping Machine, celle plus laborantine de Steve Lehman notamment au plan rythmique sur le traitement duquel la démarche spectrale semble avoir déteint, Rafaël Koerner et Sarah Murcia relevant avec une souplesse inespérée le pari d’occuper auprès du saxophoniste des pupitres qu’habituellement il confie depuis près de deux décennies à Tyshawn Sorey et Drew Gress. Chris Dingman entraine Caracci dans l’univers Lehmanien sur des claviers percutés aux accords spéciaux (avec même un rapide changement de clavier sur celui de Dingman en fin de programme) dont les tintinnabulements et frottements micro-harmoniques imprègnent cette création de manière décisive. Bruno Ruder, aux fonctions très percussives, dispose d’un petit clavier dont je crois comprendre qu’il lui sert à injecter quelques interjections dans la part électronique du discours orchestral. Pour un hommage au batteur Pheeroan ak Laff (avec lequel il enregistra en trio l’un de ses tout premiers albums en 2003, « Interface » sur le label portugais Clean Feed), Steve Lehman se livre à un étonnant travail d’effets sonores, d’émissions alternatives sur le saxophone, relayé par l’électronique en une extraordinaire cataracte sonore où les deux sources semblent parfois se mêler ou se dédoubler, jusqu’à fournir une sorte d’ostinato de départ lorsque relai est pris par l’orchestre. Plus loin, c’est un admirable solo hors tempo de la flûtiste Fanny Ménégoz qui se verra démultiplié comme dans un labyrinthe de miroirs déformants, déformations que prendront en relai les percussions avant qu’un furieux tempo ne s’offre à une succession d’improvisations hors d’haleine par cette dernière, Finlayson et Lehman.
Ailleurs, le timbre incisif du saxophoniste, son intonation et son articulation millimétrées crèvent parfois le plafond du jeu en pupitre, comme le pas d’un cheval de voltige s’oubliant soudain dans un peloton de trotteurs, jusqu’à ce que, la bride sur le cou, il s’échappe en de fulgurants gymkhanas. Dans un trépidant échange qu’il partage avec Finlayson et Soro, on verra ce dernier relever ardemment – parce que l’ardeur est son naturel – le défi adressé par ses deux très impressionnants confrères américains. Mais, s’il faudrait multiplier les mentions spéciales pour les musiciens tous admirables cités plus haut, tous ici à (re)découvrir, c’est par la matière électronique – les enveloppant, les prolongeant, pulvérisant leurs discours ou y portant la répartie – qu’il faut conclure. Loin des boucles élémentaires du dance floor, loin des consonances doucereuses de certains paysagistes sonores très en vogue, on est transporté vers des univers inconnus dont les mille détails font appel presque autant au regard et au toucher qu’à l’ouïe ; on est entraîné – avec les instrumentistes, comme si soudain, face à l’inouï, nous nous identifions à eux – au travers d’évènements, de péripéties, de rebondissements et d’épiphanies qui nous font grandir. Et l’on s’interroge quant à l’indifférence des scènes françaises pour ce programme repris ce samedi 12 février au Bimhuis d’Amsterdam… et puis c’est tout ! Que sont donc devenues ces scènes françaises qui s’étaient autrefois proclamées innovantes ? Donc, à ce soir 22h30 (en arrivant 45 minutes plus tôt, le temps de franchir les contrôles) ou devant vos postes radio pour la retransmission en direct. Franck Bergerot (photo © X. Deher)