Yessaï Karapetian : Une révélation au Duc des Lombards
Il semble avoir toujours un peu de mal à y croire, et c’est fébrilement qu’il annonce pouvoir signer des disques tout à l’heure, entre les sets. Il a du mal à y croire, mais le public est là, très jeune, et frétille dans la salle bondée. Son disque aussi est bien réel, je l’ai eu entre les mains il y a quelques semaines ; j’attends avec impatience de retrouver cette musique sur scène, et de voir s’il s’agit aussi d’une « Révélation ! » pour les troglodytes du Duc. Sans plus attendre, Yessaï, son frère Marc à la basse et Théo Moutou à la batterie entament Seth, une composition en hommage au dieu des orages. Dès les premières notes, on comprend qu’il ne s’agit pas pour eux de simplement jouer leur disque : ils modifient sans complexes la rythmique, improvisent dès qu’ils le peuvent, prennent leur pied. D’ailleurs, j’en vois déjà qui tapent le sol ; des têtes aussi, qui acquiescent au tempo du fougueux Théo Moutou, emportées par l’ambiance free funk et les impros à la George Duke. Non loin de moi, Guy Darol, dont la curiosité a été titillée par le jeune pianiste et que j’ai retrouvé par hasard, errant rue des Lombards, exhibe un pouce levé.
Le premier set file à toute allure, avec Leçon de ténèbres, du Couperin sauce Yessaï où la complicité des deux frères est évidente. Les deux derniers membres du quintette ont rejoint la scène : Pierre-Marie Lapprand au saxophone et Gabriel Gosse à la guitare nous embarquent dans une dimension parallèle au baroque, des plus oniriques, où les solos de sax ont une douce odeur de Pharoah Sanders. Sur Doppelganger10, Gabriel Gosse se mue en joueur d’orgue, et danse sur son arsenal de pédales d’effet. Guy Darol et moi-même contemplons le jeu synthétique du guitariste, au son Frith, Metheny, et surtout électrifiant. Le set se termine sur une composition de la pianiste américaine Joanne Brackeen, intitulée Egyptian Dune Dance. On y retrouve le funk sériel que Yessaï Karapetian semble avoir fait sien.
Le second set s’annonce tout aussi surprenant, avec l’inédit Ásgarðr Airlines, où Pierre-Marie Lapprand se lance dans un long solo, véritablement solo, presque solennel, et la salle silencieuse s’emplit d’effluves debussyennes. Lorsque la tension remonte peu à peu, on émerge comme d’une longue méditation à la Bismillahi ‘Rrahmani’ Rrahim d’un Marion Brown particulièrement inspiré. Jusqu’à la fin du set, le quintette reprend les morceaux du disque (Her, the Unknown, Invisible Moon, TI(M)ES, puis Dernier Madrigal) avec des improvisations d’une impressionnante folie, moins perceptible dans le disque. Sur le dernier morceau, inspiré d’un poème de Germain Nouveau (« Fou de corps, fou d’esprit, fou d’âme, / De cœur, si l’on veut de cerveau, / J’ai fait mon testament, Madame[…] »), cette folie vient doucement s’éteindre dans une atmosphère langoureuse qui emporte cette fois le public non pas dans la méditation, mais dans une sorte de transe, dont je suis forcé de m’extirper, contre mon gré, pour ne pas rater le dernier bus…
Si vous êtes curieux de savoir ce qui peut se passer au troisième set d’un concert de Yessaï Karapetian, celui-ci se produira pour la troisième fois au Duc des Lombards le 21 mars au soir.
Walden Gauthier