Jazz live
Publié le 18 Fév 2022

SONS d’HIVER : Sophia Domancich/Simon Goubert ; Sylvie Courvoisier ‘Remix’

Une escale à Vincennes pour deux musiques inspirées par d’autres arts : les courts-métrages de David Lynch pour le duo, et la peinture d’Odilon Redon pour le quintet

SOPHIA DOMANCICH & SIMON GOUBERT «Twofold Head»

Sophia Domancich (piano, piano électrique), Simon Goubert (batterie)

Vincennes, Auditorium Jean-Pierre Miquel, 17 février 2022, 20h30

Le concert porte le titre d’un disque («Twofold Head» PeeWee ! PW 1004), publié en décembre dernier

Ce disque était la résultante d’une expérience antérieure : un ‘ciné-concert’, en 2016, au cours duquel le duo jouait (compositions et improvisations) entre les projections de plusieurs courts métrages de David Lynch. Le disque fut enregistré dans les mêmes conditions, les artistes jouant en studio après le visionnage de l’un des courts-métrages. Une trace de cette séance d’enregistrement est accessible dans la série ‘Pause’ du Studio Sextan.

https://www.youtube.com/watch?v=imFESK8meEw

Ce soir, c’est le concert de sortie du CD, dans le cadre du festival, et la matière de ces expériences antérieures est retravaillée, avec une large part d’improvisation. Il n’a pour l’instant pas été possible de recréer le dispositif originel (projection des courts-métrages, et musique entre ces projections), mais l’imaginaire est là : celui des artistes, et le nôtre, pour nous qui recevons cette musique. Que l’on connaisse ou pas la genèse de tout cela n’affecte pas la réception. D’entrée de jeu paraît planer un mystère (l’héritage sensoriel et fantasmatique de l’univers de Lynch). Sophia tisse sur le piano Fender une trame pleine d’étrangeté, tandis que sa main gauche s’évade vers le piano acoustique pour étendre l’univers sonore. Car le son est ici fondateur de la musique. La batterie entre dans le jeu, plutôt d’abord dans un esprit de percussion, en superposant des rythmes, sans complexité ni fracas ; cela fait émerger une forme de tension qui va parcourir l’ensemble de la musique. Puis un fracas de cymbale va inaugurer un nouveau cycle, ostinato de piano et dialogue crescendo avec la batterie. C’est une véritable dramaturgie qui s’expose, et c’est là peut-être que se définit la spécificité artistique de l’entreprise. On n’est pas dans un jeu de correspondances, de syncrétisme entre deux arts (le cinéma comme source, la musique comme prolongement/développement). C’est une proposition esthétique autonome qui se joue, dont résulte une œuvre nouvelle. C’est là le vrai mystère de cette aventure. Tout cela se confirme au fil du concert, entre des boucles atmosphériques, des cavalcades virtuoses et fécondes sur le clavier, et d’incessants jeux de rythmes et de timbres, de couleurs harmoniques, d’intervalles aventureux….. Le tout reposant sur un sens du dialogue confondant : leur duo se fonde sur une ancienne et longue connivence, qui produit une sorte de magie. Nous avons été embarqués dans leur aventure.

 

SYLVIE COURVOISIER «Remix»

Sylvie Courvoisier (piano, composition), Nate Wooley (trompette), Christian Fennesz (guitare, électronique), Drew Gress (contrebasse), Kenny Wollesen (batterie, vibraphone)

Vincennes, Auditorium Jean-Pierre Miquel, 17 février 2022, 22h)

À l’entrée de la salle, une affiche qui reproduit le programme initialement annoncé, et imprimé voici plusieurs mois, qui prévoyait à la trompette la participation de Wadada Leo Smith ; lequel n’a pu honorer l’engagement. La présence de Nate Wooley, familier de l’univers de Sylvie Courvoisier, et qui reconnaît l’influence de Wadada Leo Smith, est comme une promesse.

C’est ce soir la création d’une œuvre, commande du festival Sons d’Hiver, inspirée par l’œuvre du peintre Odilon Redon. Dans cet univers à la fois symboliste et fantastique, la pianiste-compositrice va surtout puiser des gages de liberté et d’audace. Le concert commence avec la guitare seule, des sons traités électroniquement qui dressent un décor d’étrangeté, d’onirisme. Entrent ensuite les autres instruments, dans une sorte de climat concertant d’esprit post-romantique. Mais la musique est très vite assaillie par des harmonies et des intervalles qui fleurent bon l’aventure musicale, dite contemporaine, du vingtième siècle ; avec en prime cette forme de liberté concertée qui n’appartient qu’au jazz. L’écriture se nourrit aussi d’échanges en diagonale entre les différents instruments. Des dialogues se nouent, entre la guitare avec effets et la vibraphone dont les lames sont frottées à l’archet ; entre la trompette et la contrebasse. Puis c’est une séquence en trio selon les canons du jazz, piano-contrebasse- batterie. On voyage sans cesse entre des langages différents, mais en toute cohérence. Jamais le discours ne se fourvoie. Vient ensuite une séquence plus rythmique, avec des unissons, des éclats, des écarts : la vie même ! Plus loin, en solo, la confondante virtuosité de Nate Wooley conjugue les modes de jeu les plus extrêmes, saturations, multiphonie, avec des phrases d’une incomparable douceur. Sylvie Courvoisier s’épanouit aussi dans des emportements d’une insondable liberté. Nous sommes emportés par ces vagues successives. Public enthousiaste, et rappel sur une sorte de marche funky , laquelle débouchera sur de multiples surprises, avec retour conclusif vers la mémoire de cette musique. Encore une belle soirée à l’actif de Sons d’Hiver !

Xavier Prévost