Réflexions vagabondes autour d’un concert des Cookers
Un New Morning des grands soirs hier 5 avril, autour des Cookers, ce groupe de vétérans célébrant en le revisitant les vertus du hard bop, avec Eddie Henderson, David Weiss, Donald Harrison, Billy Harper, George Cables, Cecil McBee et Billy Hart. Du jazz, du vrai, mais le jazz qu’est-ce donc ?
« Tiens, du jazz ? » pourraient ironiser les lecteurs de ce blog agacés de lire ici des comptes rendus de concerts souvent à la marge de ce que l’on appelle communément « jazz ». Pour mémoire, mes derniers comptes rendus : une création de Régis Huby avec l’Orchestre régional de Normandie, la Suite lyrique d’Alban Berg revisitée par Marc Ducret avec le quatuor Béla… Marc Ducret qui met un point d’honneur depuis toujours à se débarrasser du mot jazz, répond dans une interview à cette occasion. « Jazzman ? Non, je suis juste musicien, je fais juste de la musique. » Il le paie cher, refusé tantôt parce qu’il est « jazz », tantôt parce qu’il ne l’est pas. Et pourtant, il y a « quelque chose ». Ne serait-ce que cette différence qui « réunissait » l’Orchestre régional de Normandie et les amis improvisateurs de Régis Huby, et cette communauté musicale à laquelle se montre fidèle un « certain » public dans les lieux « du jazz ».
Hier dans les rames qui me conduisaient au New Morning puis me ramenaient chez moi, je lisais Notes and Tones, Musician-to-musician Interviews, série d’entretiens menés au tournant des années 1970 par Art Taylor (batteur de Coleman Hawkins 1951, Lou Donaldson 1952, Bud Powell 1953, Sonny Rollins 1954, Elmo Hope 1955, Miles Davis 1956, Jackie McLean 1957, Donald Byrd 1958, John Coltrane 1959… Giant steps !). Tournant des années 1970 : l’époque était tendue : free jazz, Black Panthers, rock & pop, la lutte pour les droits civiques des Afro-américains se heurtant toujours plus violemment à la réaction blanche dans une Amérique secouée par la guerre au Vietnam, une jeunesse en révolte et un monde musical en plein bouleversement. Et les rancœurs de la communauté musicale afro-américaine n’étaient pas oubliées vis-à-vis des jazzmen blancs qui avaient tiré la couverture à eux dans les années 1950 (on se souvient du terrible « Dave Brubeck ne swinguera jamais mieux qu’au bout d’une corde. » prononcé par Art Blakey dans une interview publiée par Jazzmag), de la critique blanche qui parlait pour les artistes afro, de l’industrie musicale dominée par les Blancs qui décidaient pour eux, des flics qui les interpelaient, voire les tabassaient, lorsqu’ils venaient prendre l’air à la pause sur les trottoirs des clubs où ils étaient à l’affiche. Et le sous-titre de Notes and Tones aurait pu être Afro Musician-to-afro Musician- interviews. Questions récurrentes d’Art Taylor : la lutte pour les droits civiques, l’organisation des musiciens noirs face à l’industrie musicale et à la critique, le free jazz, le rock et l’électrification de la musique et… le mot « jazz ».
Un grand embarras entoure cette dernière question. Le mot « jazz » a mauvaise presse à l’époque parmi les Afro-américains, musiciens et ceux qui tentent de tenir leur place dans le discours critique. On sent chez certains des interviewés un manque de spontanéité dans leur réponse, comme s’il leur fallait faire honneur à la démarche d’Art Taylor. Hampton Hawes est direct : « I just play music. » Beaucoup déplorent l’origine vulgaire du mot et rappelle que c’est un mot blanc, donné par les Blancs à leur musique. D’autres sont philosophes comme Kenny Clarke qui considère que les gens ont oublié le sens original du mot et qu’il faut faire avec. Tony Williams dit tantôt haïr le mot, tantôt l’aimer. Que ça dépend de son interlocuteur. Art Blakey regrette probablement ses propos sur Dave Brubeck : « Ce n’est qu’un mot. Un mot ne fait pas la musique. C’est juste une façon de différencier notre musique d’autre types de musique. Le Jazz est connu partout dans le monde comme une forme artistique musicale américaine, et c’est tout. Pas d’Amérique, pas de jazz ! Et ça n’a rien à voir avec l’Afrique. Nous sommes une société multiraciale. » Freddie Hubbard : « C’est juste un mot, il ne me gêne pas du tout. C’est comme “musique classique”. » Richard Davis : « C’est juste un style de vie, mais je n’aime pas les étiquettes. Je joue juste de la musique. Tant que ça swingue, c’est du jazz. Nous l’appelons black music. » Et l’expression « black music » lui permet d’englober Marvin Gaye et Curtis Mayfield, et d’écarter tous les imitateurs qui ne sont pas enracinés dans la réalité sociale de la communauté afro. Randy Weston: « Lorsque je pense au mot jazz, je pense à ma propre expérience du mot, ce que ça signifie pour moi. Lorsque je n’avais encore pas idée d’être musicien, jazz était pour moi la musique du peuple noir et c’était libre, créatif et swingant. […] Lorsque je pense au jazz, je pense aux gens qui vont dans les nighclubs pour entendre une musique qui vous rend très triste, très tendre. Comme Billie Holiday chantant le blues. […] Lorsque vous entendez quelqu’un comme Basie ou Duke, ça vous donne envie de swinguer. Aujourd’hui, le mot jazz ne décrit plus ce qu’est devenue la musique. C’est plus influencé par la musique classique. Je pense que la musique est devenue plus personnalisée. J’ai cherché un titre pour décrire ma propre musique et j’ai pense “African Rhythms”. Parce que je joue du calypso, du jazz, du spiritual, du latin, et je joue de la musique africaine. » Plus universaliste, Elvin Jones est aussi plus positif quant à l’usage du mot : « inadéquat, mais non dégradant. Je complète toujours ainsi “jazz musician”, “jazz music”, parce que c’est un art à part entière. Créé par les artistes noirs américains et qui continue à se développer par-delà les races et les couleurs de peau. »
Lorsque les Cookers sont entrés sur scène, on était loin de se poser ces questions. D’abord, le pianiste George Cables (77 ans) courbé sur sa canne, suivi du contrebassiste Cecil McBee, haute figure de vieux patriarche (87 ans en mai prochain), et du batteur Billy Hart (81 ans), un rien voûté, les mains en avant comme déjà en quête de ses baguettes, sa batterie se trouvant au plus près de la coulisse. Puis sont sortis un à un les membres de la front line : le trompettiste Eddie Henderson, le plus petit, mais digne et droit comme un if (81 ans), le saxophoniste ténor Billy Harper, grand athlète que l’on verrait concourir au saut à la perche (79 ans), l’alto Donald Harrison (62 ans en juin), ses origines néo-orléanaises lui conférant peut-être l’assurance lui permettant de se hisser à cette hauteur d’âge, et enfin le benjamin, seul Blanc de cette affaire très black & blue, maître de cérémonie et arrangeur des morceaux des uns et des autres (57 ans). Soit, si je ne me suis pas trompé – j’ai toujours été fâché avec les chiffres et tout ce qui relève de l’exactitude – un total de 524 ans. Je vous laisse faire la moyenne.
Et du haut de ce vénérable total, ils nous ont offert un New Morning des grands soirs. Des arrangements compacts, autant de paquets cadeau délivrant leurs solos surprises, David Weiss d’une trompette puissante et diserte, Eddie Henderson comme sur du velours, le sens du drame et de la mise en espace, Donald Harrison aux folles sinuosités, Billy Harper dans un savant équilibre entre urgence et sens de l’architecture, soutenus par une rythmique infiniment soudée animée par les propositions harmoniques et les ponctuations funky de George Cables, les basses ostinatos ou déroulées de Cecil McBee… et puis Billy Hart et cette incroyable faculté de jouer totalement ouvert, de réinventer son jeu à chaque nouveau chorus selon un vocabulaire infini, de manier les nuances avec un constant à-propos, et de rester cependant solidaire de ses deux comparses, fidèle à leurs rendez-vous même au terme des envolées les plus free laissant accroire un abandon du tempo.
Je me suis souvenu d’un déjeuner lyonnais à l’occasion d’une création de Rémi Dumoulin et Bruno Ruder avec Aymeric Avice et Guido Zorn autour de Billy Hart. Billy Hart avait demandé à ses deux hôtes « Quel pourcentage d’abstraction dans le swing ? » Ceux-ci avaient répondu « Faites comme vous voulez, tout est possible » et du coup, au concert de création, c’est un Billy Hart très libre que l’on avait entendu, Quest, tendance “Of One Mind”, le plus libertaire des disques du groupe. Après quoi, au cours de ce déjeuner, anticipant le centenaire que l’on s’apprêtait déjà à célébrer, Billy Hart avait évoqué avec beaucoup de fierté et d’émotion la figure de James Reese Europe, ce chef d’orchestre du ragtime orchestral new-yorkais, qui était venu se battre avec son régiment afro-américain sur le sol français en 1918, et qui, après avoir été hospitalisé suite à une exposition au gaz de combat, avait diverti permissionnaires, blessés de guerre et la société civile avec l’une des premières ébauches de ce que serait le jazz orchestral, cette grande musique du XXe siècle.
Hier, au terme d’un long solo de batterie, lorsque Billy Hart a joué cette formule « tiliabap tiliabap tilia bap bap », le piano a répondu sur son clavier par le fameux « Mop Mop », aussitôt repris par l’assistance lors des répétitions par le batteur de ce fameux thème riff anonyme immortalisé par l’Esquire All Stars emmené par Coleman Hawkins en décembre 1943 et inscrit depuis au répertoire du jazz sous ce titre Mop Mop ou Bof Bof. Et qu’était-ce donc d’autre que la communauté du Grand Jazz qui se reconnaissait là à l’unisson des Cookers ? Et l’on peut céder au kitsch de cette communion tout en continuant à scruter, comme nous le faisons souvent sur nos pages, ces abords et ces futurs qui font que le jazz, cet art de l’élan improvisé et de l’initiative partagée, n’est plus tout à fait lui-même, voire est tout autre chose au point de ne plus mériter ni même revendiquer son nom. Et je serais fort étonné d’apprendre que Ducret et Hart n’ont jamais fait de la musique ensemble, juste de la musique. Ils ont en tout cas beaucoup d’amis en commun. Franck Bergerot