Guillaume Roy, Bruno Ruder et Bruno Chevillon : la curiosité en alerte
« Une envie, un besoin, une nécessité, d’inventer, de créer, d’imaginer encore, de rester curieux, de chercher, mieux, de trouver […] de nouvelles façons de fabriquer ensemble […] » Tel était le programme « Curieux » qui attira Franck Bergerot, hier 9 avril, au Triton (M° Mairie des Lilas).
Immense et faisant paraître proportionnellement son alto (à cordes frottées, pas le saxophone) comme un violon, le regard inquisiteur, la voix tendrement narquoise, Guillaume Roy présente : « On a appris tout le programme par cœur et l’on est parti pour un long voyage. Alors bon voyage ! » Pas d’autre micro que ceux destinés à la captation vidéo que l’on pourra visionner d’ici quelques jours sur vod.letriton.com, et donc un son acoustique, nu. Ni pupitre, ni partition… D’autant plus nu. On sait – ou pas – qu’ils se sont déjà rencontrés sur la scène de l’Atelier du Plateau. Ont-ils vraiment appris depuis leurs partitions par cœur ? On se doute qu’il n’en est rien. Le silence s’installe. Roy tarde à glisser son instrument sous le menton. Recueillement ? Le voyage commence par une hésitation au bord quai. Qui va se jeter à l’eau le premier ?
C’est Bruno Chevillon qui commence : note pédale jouée en pizz du revers de l’ongle (ou à l’aide d’un plectre) et ornementée d’effets de pulling off. Et tout se passe comme si, sous l’effet des premiers arpèges de Bruno Ruder, de cette poignée de notes un rien bruitistes allait s’ouvrir le reste comme un bouton floral que vient bientôt butiner comme un gros bourdon l’alto de Roy. Revient l’image du quai, il est là, on s’en écarte, il s’éloigne, il disparaîtra bientôt laissant place aux incertitudes du grand large. Me revient à l’esprit cet étrange roman de la mer de Mariette Navarro, Ultramarin, où un équipage décide soudain l’incongru : abandonner le bateau à son seul capitaine (en l’occurrence sa seule capitaine, puisqu’il s’agit d’une femme) le temps d’une échappée en canot et d’une baignade au milieu de l’océan, avec cette ivresse pour chacun de se retrouver soudain seul, isolé des autres par le relief des vagues et le besoin de reprendre contact avec le groupe, de retrouver le canot et de se compter. Ici, nos trois musiciens, s’ils se sont jetés à l’eau, désormais loin de toute côte, ne se quittent pas d’une oreille. L’écoute est leur faculté première.
Je pense à Lennie Tristano et à ces faces d’improvisation libre avec ses disciples (1948) récemment révélées par le coffret Mosaic “Personal Recordings, 1946-1970” (chronique dans notre numéro d’avril). Et me reviennent ces mots de Lee Konitz que je citais vendredi matin à des étudiants préparant le CA d’enseignement du jazz : « “Intuitif” signifie que je n’ai aucun plan : je commence à jouer avec une intense concentration dans le fait de mettre une note après l’autre. Je fais ça chaque jour, je prends mon biniou et je me mets à jouer, sans plan. Et le fait de jouer suggère des choses, et je pars de là. » (Conversations on the Improviser’s Art, entretiens avec Andy Hamilton) À ceci près, qu’ici, il faut préciser que « le fait de jouer » et un « fait collectif ». Et je pense aussi à Paul Bley, dont je parlais également lors de la même intervention au sujet du free jazz, qui découvrit cet art du libre contrepoint avec Charlie Haden au contact d’Ornette Coleman et Don Cherry (1958), puis auprès de Jimmy Giuffre et Steve Swallow (1961-1962).
Paul Bley que Ruder connaît bien et qui l’évoque, dans cette capacité d’être présent à l’instant, cet espace constitué par ce que jouent les autres, mais aussi cette faculté de faire « sonner » le piano. Qu’il joue une note, percussive ou effleurée, qu’il dévale le clavier d’un arpège, il est tout entier là, dans ce son qui émerge du piano, et dans les harmoniques qui s’en élèvent et dont il a la parfaite maîtrise. Au sein de ce trio, il n’est guère de note ou d’accord joué par l’un ou l’autre qui n’ait un sens, et guère de moment où ce sens ne soit sans conséquence sur ce que va jouer l’un ou l’autre. Et si le sentiment de cohésion qui résulte de la dispersion de leurs propos constitue un premier miracle, c’en est un autre que ces tutti orchestraux où la polyphonie à trois peut se resserrer soudain en un grand crescendo explosif.
La corde frottée et le jeu pizzicato de l’alto et de la contrebasse, la touche fretless de ces deux instruments débordant du strict tempérament égal, nourrissent le lyrisme d’une rudesse de ménétriers alors que le piano a parfois des accents de forge. Et quand enfin ils se taisent on a vraiment l’impression qu’ils viennent, et nous avec, d’accoster quelque part. Public maigre mais tellement enthousiaste : ils repartent pour une nouvelle petite excursion nocturne tintinnabulante, dont le piano de Ruder semble soudain rassembler les errances individuelles jusqu’à un grand crescendo ascendant les amenant à un final d’une évidence brutale et spectaculaire comme aurait pu l’imaginer un Bartok ou un Berg. Franck Bergerot