Fred Hersch : Fin de semaine au Blomet avec Avishai Cohen
Hier, 14 mai, dernier des quatre soirs présentés par Jazz Magazine au Bal Blomet à guichets fermés, Fred Hersch accueillait le trompettiste Avishai Cohen pour deux concerts en début et fin de soirée. Nous étions au second, de 21h30.
Dès les premières notes du piano bientôt rejoint par la trompette sur Solitude de Duke Ellington, on sait que l’affaire est sérieuse, de celles qui remplissent d’aise le spectateur d’emblée convaincu qu’il va en avoir pour son argent, de celles qui donnent des sueurs froides au chroniqueur peu convaincu d’être à la hauteur de l’évènement.
Le nez sur des notes illisibles, à l’exception de quelques titres annoncés, reconnus ou soupçonnés, le voici qui trie les souvenirs d’un kaléidoscope thématique, qui tente de se remémorer les deux mains du piano en un jeu polyphonique dont la gauche peut se résorber parfois en une simple walking bass ou prendre au contraire le dessus sur la droite, le plus souvent intriquant leurs lignes respectives l’une dans l’autre, à ceci près qu’elles s’éloignent volontiers l’une de l’autre aux deux extrémités du clavier, contredisant ainsi la définition de block chords lorsqu’elles pratiquent l’homophonie.
Le tout sans excès ni de volume, ni de pédale, rien de tape à l’œil, parfois jusqu’à la sécheresse d’un piano aux cordes étouffées de la main ou d’un staccato plein d’humour partagé avec son complice… Tout pour l’écoute des standards (Gershwin peut-être, Bird, Dizzy, Miles, beaucoup de Monk, exposés ou simplement cités) et de quelques originaux, plus ce rappel en piano solo consacré à Billy Joël. Soudain, une fugue vertigineuse du piano vers Leipzig, chez Johann Sebastian, nous ramène au pays de Benny Golson, Avishai Cohen attrapant au vol Whisper Not, exposé, choruses improvisés, out chorus compris. Le trompettiste est magistral, sans brillance inutile, quelque chose de Chet, beaucoup de Miles (celui des meilleures années sur le plan trompettistique), mais aussi quelque chose de cette précise agilité musicale que Fats Navarro fit advenir, le tout nourri, patiné, incrusté par les érosion et sédiments de l’Histoire, un sens de l’abstraction et une malice partagée avec son interlocuteur, jusque dans sa façon d’accompagner à son tour le piano.
Leur connivence réside dans cette espèce de transparence qu’a pour eux l’enveloppe mélodique du répertoire qu’ils radiographient, auscultent, prospectent pour s’y rejoindre par mille passages secrets, comme lors de ce glissement du « premier Milestone » (ce dédale que John Lewis offrit à Miles Davis pour sa première séance en leader de 1947) à Confirmation, cet autre labyrinthe mélodique composé par Charlie Parker. D’un thème à l’autre, d’une citation à une simple évocation harmonique aux allures de glace sans tain ou de plaisant calembour, l’œil du trompettiste ne s’attarde qu’à de très rares occasions sur son pupitre, pour rappel de quelque convention, quelque unisson sur quelque ligne originale.
Imaginez tout ceci dans l’acoustique idéale et le climat de proximité du Bal Blomet, son Steinway, sans autre micro que ceux du Jazz Club d’Yvan Amar qui nous permet déjà d’entendre le premier concert de 19h30, diffusé hier en direct sur les ondes France Musique, désormais en podcast. À l’heure où je signe ces lignes, j’en écoute les premières notes consacrées à un très facétieux Bemsha Swing qui, j’ose le penser, ne déplairait pas à Martial Solal. Franck Bergerot (photos © X. Deher)