Jazz in Arles Mai 2022 Retrouvailles au Méjan
Jazz in Arles 2022 : Retrouvailles au Méjan
Si Arles est internationalement reconnue pour ses Rencontres photographiques, la ville accueille dès les beaux jours, en mai, un festival de jazz intense, actuel et toujours surprenant.
Ah! le joli mois de mai qui ressemble cette année à un mois de juillet tant la chaleur est grande et les touristes nombreux : des hordes de touristes allemands ou suisses remontent en file indienne la digue le long du Rhône en direction de leur péniche-hôtel. La ville s’affaire pour l’arrivée des estivants, tout en travaux et chantiers divers sauf que la saison a déjà commencé et les Américains ont débarqué, bien avant juin! C’est pourtant une semaine normale, sans feria, ni week end ferié. Enfin, pas tout à fait normale puisque se déroule la nouvelle édition, la 26ème de Jazz in Arles Méjan, un retour à la normale après l’année blanche 2020, et le rattrapage bienvenu l’an dernier,en juillet, au lieu dit La Croisière, à côté de l’Ecole de photographie, en face du parc de LUMA et de sa tour fanal. Une édition insolite avec moins de concerts que prévu assurément mais le festival existait à nouveau car la petite équipe du Méjan tenait le cap, toujours efficace.
Retrouvailles avec les bords du Rhône et la chapelle (anciennement siège des éleveurs de mérinos) qui accueille l’association culturelle proposant toute l’année un riche programme de concerts classiques, de lectures, d’expositions et une pleine semaine de jazz en mai.
Les deux soirées suivies nous ont réservé une musique à la fois ouverte à la modernité de la scène jazzistique actuelle mais également pleine de résonances chères aux amateurs de jazz!
Mercredi 18 Mai Chapelle du Méjan, 20h30.
PRONTO! Daniel Erdmann Christophe Marguet Hélène Labarrière Bruno Angelini
Le groupe qui n’avait pu être programmé en 2020, qui fut reporté en 2021, revient ce soir avec un nouvel album Pronto! enregistré depuis sur le label du batteur Mélodie en sous sol. Ayant écouté et chroniqué avec un plaisir extrême cet opus, à la pochette délicieusement vintage,
j’arrivais en terrain conquis, ayant écrit Le quartet évolue sur des terres musicales connues, des références fortes sur lesquelles repose ce Pronto! celles d’un jazz familier, “ancien” mais qui ne date pas, attention.
Le choc fut rude une fois encore, mais en jazz et dans les musiques improvisées, il ne faut jurer de rien. Prise à revers, je remarquais dès la balance un certain changement. Pourtant, chacun s’accordait avec le soin le plus extrême, fignolant les derniers réglages, Hélène Labarrière et sa basse démontable, qui demeure tout à fait impressionnante quand il faut la porter, Bruno Angelini sur le Steinway du Méjan, sur lequel veille Alain Massonneau, l’accordeur patenté, irremplaçable de La Buissonne. La musique entendue à la balance n’était qu’un avant-goût du concert qui démarre promptement, tant ils sont rapides à trouver leurs marques, à la surprise même de Jean-Léo au son qui n’a pas besoin d’en rajouter. La tension ne faiblira plus. Et l’on se retrouve, un peu médusée devant un torrent irrésistible auquel il est difficile de résister. Une irruption du rythme assez fascinante bien qu’il ne soit pas possible de se fondre en lui, une musique expansive qui fait reculer les limites de l’espace.
On est pourtant prêt à suivre ces musiciens tant ils savent se retrouver sur des projets excitants : le duo saxophone-batterie, association réduite à l’essentiel que le saxophoniste Daniel Erdmann et le batteur Christophe Marguet maîtrisent depuis leur Together,Together en 2013, ils le prolongent à leur manière en demandant au pianiste Bruno Angelini et à la contrebassiste Hélène Labarrière (active dans le Happy Hours du batteur) de les rejoindre.
Dès le “Numero uno”qui démarre à l’unisson, la frappe à mains nues de Marguet et les vrilles free d’Erdmann, l’un des plus beaux timbres de ténor qui soit, on sait que l’équipage tiendra la route. Les interventions de cette bande complice sonnent juste et dans cette écoute mutuelle, la musique respire librement. Deux leaders certes qui laissent chacun s’exprimer dans un échange cohérent et homogène. S’il y a belle lurette que ces musiciens ont brisé les codes, ils restent dans l’idiome jazz et cela s’entend dans leur jeu de groupe, un exemple de maîtrise et d’interaction tout au long des huit pièces, composées à parts égales par les deux capitaines, sans désaccord entre titres et formes, sujet et matériau sonore d’une densité et d’un relief affirmés. Chacun accompagne mais sans suivre la ligne mélodique pour l’éto(u)ffer, voire l’amplifier, se révélant plus conducteur qu’organisateur, moteur de cette machine parfaitement huilée, des glissements palpitants des cordes en escalade de clavier, préparé au besoin!
Le trio a une force rythmique irrépressible et le ténor en profite pour se jeter dans la partie. Mais dès qu’il s’interrompt, le pianiste qui reprend la main, en accords plaqués, sans oublier la contrebassiste qui tire adroitement les fils de son côté. Christophe Marguet est toujours en phase, équilibrant le volume sonore , plus léger aux balais ou aux mailloches, en véritable coloriste.
Dans cette histoire de sensibilité flotte parfois un parfum de mélancolie, la perception du temps se dilue alors comme dans cette ballade “Elevation” d’après Paul Eluard où piano et contrebasse dans d’exquises nuances, flottent presque sans attache. Des séquences immersives, une tension certaine sur les creux, comme une attente, une approche sensorielle de la narration dans “Soir bleu” ou “Avant la parole”qui a la beauté d’un chant élégiaque.
Mais c’est la force de l’engagement collectif, la vive énergie du quartet qui priment sur l‘intime dans ce concert, ce qui paraît normal avec ces musiciens soudés et toujours combatifs. Quelle intensité dans les instants traversés de “Tribu” ou le vigoureusement balancé“Hotel Existence”qui rocke sur le contrepoint du piano. Quant à la pirouette finale où règne un motif chaloupé, joliment bancal qui illustre “D E Phone Home”, elle s’interrompt soudain dans l’une de ces insolentes ruptures de rythme pour laisser éclater l’emportement communicatif du piano et de la batterie. Au final, le concert révèle des musiciens tels qu’en eux mêmes, puisque revendication et urgence du jeu sont l’une de leurs signatures. Le rappel “Last words” de Christophe Marguet ne clôture rien tant on sait qu’ils n’ont pas dit leur dernier mot dans cet Hotel existence que l’on partage avec eux.
Alora, pronti, via!
Jeudi 19 Mai
JEB PATTON TRIO Méjan, 20h 30.
Tenthish Jeb Patton (p), Fabien Marcoz (cb), Berndt Reiter (dms)
Changement de temps, d’époque, de style avec cette deuxième soirée dédiée au trio du pianiste américain Jeb PATTON. Deux soirées radicalement différentes où l’on puise pourtant à la source vivifiante du jazz. Des musiciens engagés dans leur musique avec une passion et une intensité égales, la différence restant éminemment culturelle.
La configuration du lieu demandant une programmation fine et avisée, on peut faire confiance à Nathalie Basson et Jean Paul Ricard, deux experts en matière de montage pour faire entendre chaque année la grande variété des jazzS. Si la thématique tourne souvent autour du piano, les contraintes spatiales et acoustiques deviennent un véritable atout quand il s’agit d’accueillir dans une salle à taille humaine, de petites formations autour du Steinway, toujours admirablement accordé. L’affiche est toujours prometteuse et pas seulement pour la dernière soirée, enchaînant Bruno Ruder (Yes is a pleasant country!), Bruno Angelini (Pronto!), Jeb Patton, Roberto Negro ( Sextet d’EmileParisien Louise), Paul Lay dans le quartet de Geraldine Laurent.
Mais dans cet exercice d’équilibriste, les programmateurs n’ont jamais oublié les musiciens américains, souvent interceptés au détour d’une tournée européenne. Car le jazz, cette musique de l’instant, vient de là-bas, et le pont atlantique ne s’interrompt pas.
Avec ce musicien brillant, longtemps pianiste des Heath brothers, qui a l’habitude des tournées, compositeur, enseignant, c’est une plongée dans l’histoire du piano jazz, au service d’une musique savante, pourtant très accessible. Jeb Patton respecte le répertoire, ne perdant pas de vue ses repères, retraçant les diverses influences, les mêlant volontiers dans ses recompositions. S’il a un faible pour Mc Coy Tyner, Jeb Patton revendique plutôt l’influence de Bud Powell et peut donc être qualifié de pianiste post bop. Il est aussi passionné de musique classique, il livrera un « blend » à sa façon en F sharp major de Préludes de Chopin, sans négliger pour autant de revenir au stride. Il nous servira en passant-excellente révision, un air de James.P.Johnson “You got to be modernistic”! Tout un programme soulignant sa virtuosité sur l’instrument, son toucher agile, délicat, percussif qui intègre cet écart de dix, intervalle impressionnant dans lequel circule l’harmonie, et qui a donné son titre à son dernier CD, “Tenthish”, enregistré live au Jazz Club Mezzrow, NY .
Le trio international, composé d’un contrebassiste français Fabien Marcoz, d’un batteur autrichien Bernd Reiter (arrivé droit de Munich) est engagé dans une tournée ( samedi au Duc des Lombards où le rejoindront le sax alto Dmitri Baevsky et le trompettiste Joe Magnarelli) avant de continuer sur Nuremberg. C’est dire notre chance d’entendre cette formation ce soir à Arles.
Dès la balance, le trio est prêt, en tenue, avec ce professionnalisme des jazzmen, revoyant le répertoire avec précision, reprenant au besoin une phrase conclusive, le pianiste indiquant au batteur de quel effet ponctuer le dernier accord.
Jeb Patton a choisi judicieusement un ensemble de standards, du “Minority” du saxophoniste alto Gigi Gryce à “Holy Land” de Cedar Walton, le “Manteca” gillespien revisité par Phineas Newborn Junior, l’un de ses pianistes de coeur, “My ideal” souvent chanté par Chet. Sur la voluptueuse ballade de Jimmy Van Heusen “Darn that dream”, après une introduction du seul piano qui expose le thème, le trio développe la mélodie en jouant du velouté des balais et d’une contrebasse subtile et nous revoilà plongés au temps des clubs enfumés New Yorkais. La caractéristique principale de ce trio est de revoir des mélodies souvent construites avec une vivacité sans égale. Le jeu est brillant, sans sentimentalité, une façon de réviser l’histoire du piano jazz et de cultiver l’art du trio.
Sobrement lyrique, aimant un jazz vif, architecturé, soutenu par un batteur volontiers éruptif aux baguettes et une basse souplement docile, la formation imprime un swing irrrésistible. Les thèmes sont pris à une telle allure qu’on ne peut suspecter le trio de vouloir trop les orner par ce jeu de variations. Et pourtant, ils parviennent à découvrir l‘ossature du morceau avant de tenter des développements complexes mais constructifs comme dans cette curiosité, rarement jouée aujourd’hui, un thème du film des Marx Brothers A day at the races (1934),“All got chillun got rhythm”, fort loin d’ « I got Rhythm », cela va sans dire…
Le public de fidèles du festival, souvent venu d’Avignon et de l’AJMI, en redemande. A tel point qu’après le premier rappel ‘I’ve been alone too long”, point d’orgue à la pandémie, le trio choisira de finir avec un “bluesy” (selon les mots du pianiste) plutôt vigoureux, “Bird feathers”des plus parkeriens, qui jette les derniers feux de ce récital.
Tout n’est pas fini à Arles, puisque restent encore deux soirées tout aussi différentes dans l’esprit et le style, un exemple de l’originalité de ce Jazz in Arles…
Sophie Chambon