SLOW, le dernier concert de la saison jazz du Petit Duc d’Aix en Provence
SLOW
Yoann Loustalot (tp), Erik Vermeulen (p), Eric Surmenian, (cb), Laurent Paris (perc).
Vendredi 27 mai, 20h.30
Concert en live et aussi sur la web-tv du Petit Duc www.lepetitduc.net La Chaîne Web | Le Petit Duc
Ce week end de l’Ascension, toujours emblématique de la saison estivale à venir, aura jeté 12 millions de Français sur les routes. Se tenait pourtant au Petit Duc d’Aix en Provence, le dernier concert de sa saison jazz, le programme présentant encore deux concerts jusqu’au 9 juin.
Sur le pont cette année encore, en dépit des bouleversements et réajustements plus que fréquents dus à la pandémie, la vaillante petite équipe était heureuse d’accueillir enfin le quartet Slow du trompettiste-bugliste Yoann Loustalot maintes fois reporté. Le sort semblait s’acharner puisque, jusqu’à ce vendredi matin, rien n’était encore sûr, le pianiste et co-leader Julien Touéry ayant déclaré forfait, frappé par le covid. Si les Français semblent avoir tourné la page, les contaminations n’ont pas cessé pour autant et les malchanceux covidés ne sont même plus considérés comme s’ils l’avaient attrappée au mauvais moment, cette fichue Covid. Car, l’avoir en mai 2022, ce n’est plus d’actualité, ce n’est pas un sujet. Ce n’est pas tant être original qu’ à contretemps, car tout va tellement vite que même la pandémie semble passer de mode. Vous allez voir que ce qui semble un aparté inutile entre pourtant dans le sujet de la chronique…
Pour assurer le concert, il fallait trouver un pianiste jazz et cela ne court pas les rues d’Aix en Provence : par chance, Erik Vermeulen, pianiste belge confirmé que l’on a entendu entre autres avec le sax alto Ben Sluijs et le trompettiste Bert Joris, a répondu présent et s’est fort bien acquitté de sa tâche ma foi! Il a su entrer dans l’histoire du projet, initialement conçu par le duo Loustalot/ Touéry et se fondre dans la musique du groupe avec une belle humilité.
Tout en exprimant leur gratitude, avec leur générosité coutumière, les programmateurs du Petit Duc, Gérard Dahan et Myriam Daups ont évoqué un autre rendez vous à fixer avec le malheureux pianiste, compositeur de quelques-unes des belles pièces du concert comme ce remarqué “Fjords”.
Le répertoire du quartet Slow pour ce concept-album éponyme répond à une thématique très particulière qui ne pouvait que contraster avec la température estivale, plus de 30°c depuis une semaine dans le Sud est. Hélas, quand la chaleur s’installe en Provence, elle s’accroche et n’abandonne plus la partie. Preuve s’il en était du réchauffement climatique, jamais mois de mai n’aura atteint de tels sommets, brouillant la temporalité et nous précipitant en juillet!
On ne sait si le quartet a voulu rendre hommage à Milan Kundera et à son premier essai paru en français en 1995 Eloge de la lenteur mais le programme répond à un désir et un goût communs de douceur, d’exploration du détail sans faire trop de notes, tout en s’abandonnant volontiers à un certain impressionnisme des sensations. Yoann Loustalot reconnaîtra d’ailleurs que leur sélection fut impitoyable, les morceaux ne correspondant pas au concept ayant été systématiquement écartés, d’où l’homogénéité parfaite du répertoire. Des variations apparemment décalées dans notre siècle de vitesse qui résonnent avec d’autant plus de pertinence que nous sommes loin aujourd’hui de rêver au monde d’après, tellement évoqué, rêvé au début du confinement. Et pourtant… C’est donc une piste inexplorée sur laquelle les quatre s’avancent en pionniers : prendre position pour la lenteur est pour le moins politique et radical. “Table rase” commence ainsi le concert, mais avec son bugle, Loustalot ne flâne pas hors du temps et fixe d’entrée la ligne directrice.
La pochette du CD, sorti en 2019 sur le label du trompettiste Bruit Chic (l’Autre Distribution) ainsi que certains titres “Vers le Nord”, “Fjords” traduisent ce tropisme vers un jazz nordique…
En route pour un voyage dans l’imaginaire du groupe où il n’est pas question de tourisme cependant. Comme pris par une lumière d’un noir bleuté, riche en nuances, on est saisi d’ un engourdissement tout relatif, car si les quatre ralentissent la cadence, on ne faiblit pas pour autant, attentif aux ambiances, textures et travail du son, au fil des compositions qui s’enchaînent en une suite continue, des plus cohérentes. Difficile alors de compter le nombre exact de pièces plutôt courtes, qui s’intègrent les unes aux autres par des transitions plus que subtiles parfois. Si Yoann Loustalot fait un louable effort de présentation, il s’en acquittera plus ou moins précisément tant il paraît mal aisé de sortir de la concentration dont il a besoin.
Il avouera dans le Quart d’heure aixois, traditionnel moment d’échanges après le concert qu’il joue ce qui lui vient dans l’instant, sous les doigts, ne pensant à rien d’autre qu’à ce qui le traverse et à l’échange avec ses complices. L’essence même du jazz.
Ce n’est pas très grave s’il manque des titres, la musique ni descriptive ni illustrative dont on suit les méandres, se passe de paroles. C’est notre mental qui voyage tout en restant bizarrement dans une même perspective, horizontale.“Avec un peu d’adresse on peut avoir l’air d’être dans un endroit et être toujours dans un autre » disait Jean Cocteau.
Nous entendrons néanmoins, si je parviens à reconstituer le déroulé du concert, un certain nombre de compositions du Cd et une improvisation assez puissante, une plongée dans la matière sonore, une approche organique à laquelle on ne peut que souscrire en ce vendredi soir, à contre courant de la frénésie actuelle, de la virtuosité vaine. Ce moment expérimental commence par un solo de contrebasse à l’archet, un chant grave et plaintif, mélopée orientalisante que prolonge l’unisson des autres musiciens quand ils entrent dans la danse puis les effets électro du trompettiste.
L’univers poétique de Yoann Loustalot nous est familier, l’ayant suivi dans les formations variées où il était leader ou sideman Grand Six, Aérophone avec Glenn Ferris, Lucky Dog ave Fred Borey (Fresh Sound New Talent), Sleeper Train, Old and New Songs avec de vieux complices François Chesnel, Fred Chiffoleau et Fred Pasqua. Mais quel que soit le répertoire, son jeu se reconnaît très vite, à la trompette et au bugle, car il sait à merveille envelopper de brume et de mélancolie la force du souvenir. Enveloppé, protégé, soutenu par une rythmique essentielle, nous sommes immergés dans un temps élastique, floconneux qui s’étire comme une aile, en souvenir du délicat trio Pièces en forme de flocons où Yoann Loustalot et le pianiste François Chesnel trempaient déjà leur plume dans l’encre de la déréliction, un album qui se déguste encore pour peu qu’on se laisse aller à autre chose que la précipitation.
La contrebasse d’Eric Surmenian est active en sous-main, assise indispensable à l’envol du soufflant dans une tonalité jamais éclatante, contrairement d’autres trompettistes qui se poussent vers le ciel. Yoann Loustalot joue avec le silence qu’il maîtrise, maniant suspension et retrait, chuchotement, effacement, harmonisant ses propres déséquilibres à la recherche d’élans et d’horizons éclatés. Jouer avec les résonances de l’instrument, sans rechercher la virtuosité à tous coups, même s’il n’est pas aussi facile de jouer de cette manière douce et plus que lente, en (re)tenant la note, en la prolongeant à l’extrême. Il fait preuve d’une hardiesse perceptible dans ce voile ouaté avec sourdine, ses attaques jamais trop franches et son refus de stratosphériser dans les aigus qui paraissent parfois étranglés. Avec obstination, préférer le chuchotement, le murmure au cri.
Le travail du percussionniste Laurent Paris est des plus intéressants à entendre et observer : il frotte les peaux, fait grincer le métal avec une batterie d’objets utilisés fort judicieusement, dans une composition des plus explicites “Métal contact” ( les titres ont quand même leur intérêt).
Avant que les trois autres n’entrent dans le jeu dans un bourdonnement continu, l’introduction aux percussions évoque le travail d’une forge, tout en grincements, frottements, crissements qui complètent cette panoplie de sons étranges et bruts. Se forcer à ralentir favorise certaines recherches ténues sur les textures et le tableau sonore ainsi créé n’est jamais agressif en volume.
Les instruments s’accordent pour parvenir au même but, les lignes se fragmentent dans une discontinuité qui laisse place à un vide plus virtuel que réel d’où surgissent des silences moins fréquents qu’il n’y paraît. Au lieu de construire, d’accumuler élément sur élément, la formation se lance dans une opération de nettoyage, loin des traditionnelles variations où le thème est enrichi et orné généreusement.
Le final “Ama Lur Gaixoa”, composition d’Eric Surmenian, signifiant en basque “Notre terre malade” justifie plus que jamais l’injonction de ralentir. On ne peut que souscrire au programme et en écoutant cette musique intriguante et apaisante, on en cerne mieux les contours avec la certitude que le trompettiste ne suit pas un chemin qui bifurque, mais continue obstinément à tracer sa route, parvenant à une maturité idéale. C’est l’aboutissement d’une manière musicale très personnelle qui n’avait jamais paru aussi aussi évidente et naturelle. Yoann Loustalot tente avec sa formation d’en cerner les contours par une certaine puissance de la douceur (formule oxymorique de la regrettée philosophe Anne Dufourmantelle). Jouer en douceur invente un autre rapport au temps qui intègre la durée et la lenteur indispensables à toute réflexion et invention. Merci au quartet etau Petit Duc d’avoir persisté en nous offrant ce qui est contraire à un divertissement (au sens pascalien), un engagement musical à agir autrement.
Sophie Chambon