Onze Heures Onze à la Petite Halle
Hier 1er juin, à la Petite Halle de La Villette à Paris, soirée du collectif et label Onze Heures Onze avec en première partie Olivier Laisney et son groupe Yantras, en seconde partie le Onze Heures Onze Orchestra.
J’arrive à la bourre et pénètre – entrée libre – sous cette Petite Halle dont le qualificatif n’est que relatif à la Grande Halle dont elle est une aile aux airs néanmoins gigantesques du fait de sa hauteur de plafond, ses hautes verrières, son long bar latéral, et la dispersion de son public autour de larges tables où des dîneurs quasi indifférents à ce qui se passe sur scène se mêlent aux simples auditeurs. Le son, puissant, n’est pas pire qu’ailleurs, plutôt bon même au regard de l’étrangeté acoustique de ce lieu où l’on peine à distinguer les serveurs des simples spectateurs circulant entre la salle et le bar.
Olivier Laisney et Yantras
J’arrive donc à la bourre pour voir le Onze Heures Onze Orchestra et découvre à sa place, le temps d’une fin de première partie, le groupe Yantras du trompettiste Olivier Laisney. Groove puissant, profond, quoique d’une impressionnante mobilité polyrythmique dont, sans trop d’étonnement au vu de la qualité, je découvre les pourvoyeurs : Sarah Murcia à la contrebasse et Franck Vaillant à la batterie, cette rythmique étant complétée par les “cocottes” de guitare de Gilles Coronado qui sera présenté comme l’invité d’un soir (mais on pourrait imaginer qu’il a ici son ampli à demeure, comme autrefois Charlie Christian au Minton’s Playhouse). Les claviers de Romain Clerc-Renaud jouent de multiples fonctions entre (dé)structuration de ces grooves mobiles et coloration hétéroclite. Ses sonorités les plus cristallines se perdent parfois parmi les aphorismes codés que la flûte de Magic Malik fait flotter au vent en forme de guirlandes. La trompette anguleuse d’Olivier Laisney est au centre de cet intense dispositif où j’ai probablement le tort – car ce n’est qu’une impression, la première, propre au long morceau en cours lorsque j’arrive – d’entendre quelque écho du Miles électrique des années “On the Corner – Agharta”. Et quelle que soit la pertinence de cette impression, je m’y sens d’autant plus chez moi que le groupe présent en bouscule les impasses vers une nouvelle modernité. Un second et dernier morceau m’emmènera vers un ailleurs aussi saisissant qu’insaisissable dans ce texte que je rédige en écoutant le disque “Monks of Nothingness” d’Olivier Laisney & Yantras sur lequel Damien Varaillon occupe la place de Sarah Murcia, et Mike Ladd (rap) des fonctions fort éloignées de celles confiées à Coronado.
Souvenirs d’Oxyd
C’est Stéphanie Knibbe, administratrice du collectif du label Onze Heures Onze (et photographe), qui m’offre le disque du groupe ainsi que le volume III du Onze Heures Orchestra au personnel renouvelé (celui qui est en train de s’installer sur scène et qui a déjà publié un IV en décembre dernier), ainsi que deux cartes de visite portant les QR code permettant d’écouter “Ka-Frobeat” de Magic Malik et “Nanataq2” d’Alexandre Herer. À ma table est venu s’asseoir le contrebassiste Matteo Bortone, de retour en France d’où il était reparti quelques années pour l’Italie, y enregistrant avec différents artistes (Stefano Carbonelli, Enrico Intra, Roberto Gatto, Maurizio Giammarco) ou sous son nom notamment pour CamJazz et Auand. La première fois que j’ai entendu Matteo Bortone, c’était en 2009, sur le premier disque d’Alexandre Herer et son groupe Oxyd (premier disque du label Onze Heures Onze) que j’avais confié à chroniquer pour Jazz Magazine à Matthieu Durand. Après avoir remporté le Tremplin Rézzo à Jazz à Vienne et les Trophées du Sunside, Oxyd s’était fait entendre à l’Olympic Café, dans le sous-sol de ce bar de quartier, à l’angle de la rue Léon et de la rue de Laghouat dans la Goutte d’or, dont l’affiche était alors une importante vitrine du vivier parisien.
Déjà vétéran de la critique jazz, je m’y revois intimidé parmi cette foule jeune, joyeuse et inconnue de moi, où ceux qui me connaissaient de vue paraissaient aussi intimidé que moi et me donnaient du « Monsieur ». Le 16 septembre 2010, j’étais ainsi venu entendre les « mélodies pop » d’Oxyd que Matthieu Durand dans sa chronique du disque avait comparé à Alas No Axis (le combo de Jim Black) tout en signalant les fourches caudines du hard bop sous lesquelles la trompette d’Olivier Laisney et le saxophone de Julien Pontvianne semblaient s’être inclinés dans leurs années d’apprentissage ; j’observais quant à moi les vents renoncer à tout effet de virtuosité en s’effaçant à l’arrière-plan de la rythmique. « Plus Velvet Underground que Led Zeppelin, pour prendre des exemples de ma génération » avais-je écrit pour annoncer le passage du groupe à Vienne. Je me souviens surtout qu’Alexandre Herer m’avait tenu un long discours sur son groupe, son label, ce projet d’autoproduction et de collectif. Il y avait de la nervosité et de l’inquiétude dans sa voix, quelque chose d’héroïque en tout cas, à moins que je n’y ai projeté ma propre inquiétude devant l’ampleur de la tâche qu’il s’imposait, et au regard de la visibilité qu’un média, même spécialisé comme le nôtre, saurait lui donner alors que la pagination de Jazzmag débordait d’une information surabondante. Mais le revoilà, douze ans plus tard, toujours pugnace, le label-collectif qu’il défendait à l’époque devenu galaxie : Nunataq d’Alexander Herer associé à Sammy Pageaux-Waro et Christian Fromentin, Abhra et Aum Grand Ensemble de Julien Pontvianne, duo Herer-Pontvianne, trio Kepler de Maxime Sanchez, Julien Pontvianne et Adrien Sanchez, duo La Bigraphe de Thibault Perriard et Emmanuelle Davy, Yantras d’Olivier Laisney, Fanfare XP de Magik Malik, Phonem de Maïlys Maronne.
Onze Heure Onze Orchestra
Et hier je retrouvais réunis à la Petite Halle les membres originaux d’Oxyd : dans la salle Matteo Bortone (aujourd’hui remplacé dans Oxyd par Oliver Degabriele), sur la scène Olivier Laisney (trompette), Julien Pontvianne (sax ténor, clarinette), Alexandre Herer (Fender Rhodes) et Thibault Perriard (batterie) rejoints par les autres membres du Onze Heures Onze Orchestra : Fanny Ménégoz (flûte), Sakina Abdou (sax alto), Amélie Grould (vibraphone), Maïlys Maronne (claviers), David Chevallier (guitare électrique).
La musique qu’ils délivrent ne vous laisse jamais l’esprit tranquille, car il s’y trouve constamment quelque chose à entendre qui, néanmoins ne vous saute pas immédiatement à l’oreille. Ce sont de lents déploiements, même lorsque le propos est vif, qui se font par glissements, tuilages, de couleurs et de formes qui s’engendrent l’une l’autre sur des débits cryptés et messages harmoniques codés… comme si l’intelligence et la sensibilité collective relevait le défi lancé par le monde des machines et de l’automation. On pense évidemment à l’héritage de Steve Coleman, ou plutôt à un héritage de l’héritage passé par le Collectif Hask, l’orchestre à géométrie variable Octurn, les X-P de Magic Malik (ce dernier faisait partie de la première mouture de l’orchestre, ainsi que Stéphane Payen et Denis Givarc’h), l’influence directe de Steve Coleman renvoyant d’ailleurs plus à ses travaux orchestraux de ce début de siècle aboutissant à “Synovial Joints” et “Morphogenesis” qu’à l’historique Five Elements. À quoi s’ajoute la fréquentation revendiquée des œuvres de György Ligeti, Steve Reich, Jacinto Scelsi et Morton Feldman.
De la répartition des parties écrites et improvisées s’apparentant parfois à l’art du hoquet médiéval découle une circulation d’une extrême fluidité des instruments et des timbres, sans que l’on ait conscience de qui joue quoi à quel moment, sauf à y prêter une attention spéciale. C’est ainsi qu’après avoir identifié la granulation grossière du piano “électrocuté” d’Alexandre Herer, je cherche des yeux une basse électrique invisible, pour m’apercevoir que les lignes de basse, denses, tout à la fois aériennes et enracinées dans le tempo, sont jouées sur ses claviers par Maïlys Maronne en totale sympathie avec les engrenages métrique que fait rouler Thibault Perriard sur sa batterie. Les solistes ne sont jamais laissés seuls à eux-mêmes mais invités à tisser leurs improvisations dans ces trames orchestrales, quitte à s’y fondre. On connaît déjà David Chevallier (vétéran nouveau venu en provenance d’une autre galaxie), Olivier Laisney et Julien Pontvianne. J’ai déjà évoqué, notamment à propos de la création de l’ONJ autour de Steve Lehmann, le talent, ici très abondamment sollicité, de Fanny Ménégoz. Deux révélations : Akina Abdou le temps d’une étrange fantaisie, d’une sorte de rêve éveillé, comme Guillaume Orti seul sait en tirer d’un saxophone ; Maïlys Maronne, encore elle, qui dans le dernier morceau tira des lignes mélodiques ensorcelantes de son synthétiseur, avec un travail sur la molette d’expression d’une finesse et d’un goût qui m’avaient toujours paru incompatibles avec ce médiocre gadget (mais il est vrai que ma connaissance des musiques qui y recourent est assez médiocre et pleine d’a priori). Quand aurons-nous le privilège de réentendre ce merveilleux orchestre ? Sur le site du Onze Heures Onze, seul est annoncé un concert du trio Nunataq le 9 juillet au Gārâna Jazz Festival… en Roumanie, mais je découvre que l’Orchestra est attendu le 3 septembre en début de soirée dans le cadre de Jazz à La Villette ! Franck Bergerot (photo © X. Deher)