Jazzdor Strasbourg-Berlin : de fiévreuses retrouvailles!
Devant un public nombreux, visiblement ravi de retrouver l’ambiance chaleureuse et l’acoustique parfaite du Kesselhaus qui, comme les années précédentes, accueillera tous les concerts du festival donnés à Berlin, c’est au trio de Sylvain Cathala augmenté pour l’occasion de l’oudiste et vocaliste palestinienne Kamilya Jubran, qu’a été réservé l’honneur de lancer les festivités.
Ce trio virtuose que le saxophoniste partage avec la contrebassiste Sarah Murcia et le batteur Christophe Lavergne depuis une dizaine d’années a, au gré des projets et des rencontres, déjà mis en danger à plusieurs reprises le bel équilibre équilatéral de son triangle d’or en accueillant des musiciens comme Marc Ducret, Guillaume Orti, Matthias Mahler ou Bo Van der Werf… En introduisant cette fois dans l’orchestre Kamilya Jubran, Cathala multipliait les risques et les enjeux en invitant moins une musicienne à s’intégrer à la grammaire de sa formation qu’en suscitant implicitement la rencontre entre deux orchestres — Kamilya Jubran et Sarah Murcia formant un duo autonome depuis sensiblement la même durée, au langage, à la poétique, et à l’imaginaire tout aussi affirmés. La fusion entre les deux projets et les deux idiomes fut une merveille constante de respect mutuel, d’intelligence de l’autre et de musicalité. Sur des compositions originales apportées par Jubran et à partir de quelques pièces de Cathala réarrangées pour l’occasion le quartet inventa sur le vif une musique habitée, organique et savante, la puissance sensualiste des sonorités gutturales de l’Arabe portée par la voix vibrante de Jubran entrant dans un dialogue de très haute intensité avec l’univers du saxophoniste fondé sur les délices de la géométrie. Sur la base pulsative irrésistible d’un duo rythmique alliant à une maîtrise absolue des métriques asymétriques les plus savantes un art du dialogue passionnant, Jubran et Cathala ont tout du long fait dialoguer deux lyrismes radicalement opposés — l’oudiste et chanteuse fondant son art sur l’expression de l’intime quand le saxophoniste, dans une sorte d’esthétique objectiviste, fait reposer sa musique sur l’ivresse de l’abstraction formelle. Si l’on ne devait retenir qu’une leçon de concert d’un bout à l’autre passionnant c’est bien que le feu et la glace peuvent être tout aussi brûlants l’un que l’autre.
N’ayons pas peur de l’avouer, la deuxième partie qui proposait avec “Polyphème” la rencontre exceptionnelle entre le gamelan indonésien Puspa Warna et la daburka du franco-libanais Wassim Halal n’a plus rien à voir de près ou de loin avec le jazz et excède largement mes étroites compétences musicologiques… Plongé dans la féérie sonore de compositions hautement sophistiquées mettant en jeu toutes les potentialités de cet immense orchestre percussif qu’est le gamelan en terme de textures et de polyrythmies enchâssées, enrichies/questionnées/déterritorialisées par la tradition arabe incarnée dans les grooves sensuels de la daburka, l’auditeur occidental médusé que je suis n’a pu faire autre chose que se laisser porter, s’autorisant juste çà et là à reconnaître dans ces formes et structures cycliques et ces variations hallucinatoires quelque similitude avec la musique répétitive d’un Steve Reich (et se reprochant illico cet ethnocentrisme déplacé…) Mais en ces temps de repli identitaire, qu’une telle rencontre soit aujourd’hui non seulement envisageable mais réalisable et qu’une manifestation comme le festival Jazzdor soit à l’affut pour en rendre compte dans sa programmation, montre à quel point le “petit monde du jazz” (tellement décrié pour son endogamie supposée) continue d’aller fouiner à ses frontières (voire comme ici un peu plus loin…), en quête du monde réel, tel qu’il s’invente et se métamorphose…
Stéphane Ollivier