Kevin Norwood, une voix… plus encore, tout un quartette
Hier 11 juin, à l’heure où débutait le Pégaz Festival, notre chroniqueur s’est laissé retenir au Sunside par le quartette du chanteur Kevin Norwood, parce qu’il y a des musiques que l’on ne quitte pas pour une autre quelle qu’elle soit.
Il arrive que le chroniqueur se fasse reprocher par certains musiciens pourtant très présents sur la scène de ne jamais venir les écouter. Soupçon de copinage. Soyons réaliste, si le chroniqueur ne peut aller tout écouter, il a aussi ses préférences, des affinités, des fidélités pour certains musiciens, certaines esthétiques, certaines salles où il se sent chez lui… et parfois par simple commodité géographique. Ce 11 juin, le dilemme était grand. Au New Morning, lancement du Pégaz Festival, du collectif Pégaz et l’Hélicon, où l’on retrouve de nombreux musiciens liés à l’aventure Ping Machine de Frédéric Maurin que j’ai suivie de A à Z, et de la galaxie qu’anime le guitariste Paul Jarret, ou encore quelques électrons libres comme le tromboniste Fidel Fourneyron, le pianiste Marc Benham et le chef d’orchestre et compositeur Grégoire Letouvet. Réparti sur trois jours en trois lieux parisiens différents, le festival commençait hier au New Morning à 20h.
Mais à 20h30, au Sunside, était attendu le quartette du chanteur Kevin Norwood qui montait spécialement à Paris où il est encore méconnu, pour présenter son album “Hope” avec le soutien de l’un des plus admirables petits lieux de la scène française, le Petit Duc d’Aix-en-Provence. Or de ce disque j’ai rédigé les notes de pochettes, exercice auquel je n’accepte de me livrer que si ma plume en ressent la nécessité ou une immédiate facilité. En l’occurrence, il s’agissait d’un vrai coup de foudre et de répondre à l’urgence de faire connaître cet artiste unique. J’avais donc inscrit à mon programme : 20h au New Morning le trio de Marc Benham, Fidel Fourneyron et le batteur Émile Biayenda. Puis sauter dans le métro pour voir la fin du premier et le début du second set de Kevin Norwood au Sunside, puis remonter la rue Saint-Denis vers le New Morning au pas de course (la ligne 4 fermant à 22h) pour voir Le Grand Schwab du contrebassiste Raphaël Schwab. Le genre d’exercice que j’ai souvent pratiqué, notamment lorsque, habitant le haut de la rue Saint-Denis, j’arpentais celle-ci la nuit à l’heure du troisième set entre le New Morning et le nouveau quartier des clubs (à l’époque le Petit Opportun, la première Chapelle des Lombards, Le Dreyer, le Sunside, le Baiser salé et d’autres encore plus éphémères). Sauf qu’hier, j’ai réalisé qu’à partir d’un certain âge on avait le droit de se sentir fatigué. Et je me suis rendu directement au Sunside.
Je n’avais jamais vu chanter Kevin Norwood. Et le voir monter sur scène, saisir son micro, toiser le public du bleu magnétique de son regard, sourire à ses musiciens – Rémi Ploton (piano), Sam Favreau (contrebasse), Cedrick Bec (batterie) –, c’est déjà un spectacle qui commence, un autorité qui s’impose, une personnalité qui occupe la scène et qui se confirme dès les premières notes de musique, avec une voix d’un placement exemplaire sur une large tessiture, une souplesse extraordinaire d’un registre à l’autre, une diction de l’anglais admirable sur de vrais textes d’auteur et des musiques dont les formes structurelles constituent déjà à elles seules des histoires, une liberté rythmico-mélodique et une assise harmonique qui nous rappellent qu’il est également instrumentiste improvisateur (il a d’abord été saxophoniste). Et lorsqu’il se lance dans une improvisation, c’est avec un impressionnant mélange d’engagement total et de précision dans l’articulation et le choix des notes, des timbres et des onomatopées.
Bien plus, on ne vient pas écouter Kevin Norwood, mais le Kevin Norwood Quartet. Et si le chanteur peut introduire un morceau a capella, avec cette justesse du diapason qui me rappelle le regretté Gabor Winand (décédé sans qu’on n’en ait rien dit le 15 juin 2021), c’est avec la toute conscience d’un orchestre qu’il attend et qui l’attend, dont il jouit pleinement. Qu’il chante ou qu’il laisse la parole à ses comparses, c’est avec la même intensité qu’il les écoute, participe à leurs solos, mentalement, physiquement, accompagnant parfois une phrase d’un geste de la main, joignant parfois sa voix à une autre dont il a anticipé le contour. Rémi Ploton qui arrange est d’une économie admirable, phrasé précis avec de fantastiques réserves sous le pied lorsqu’il décide de lâcher la bride. Sam Favreau participe de ces arrangements à sa manière très libre et très inventive. Cédrick Bec que j’avais aimé par le passé dans des contextes plus classiquement jazz, du temps où il jouait souvent en tandem avec son compère marseillais Simon Tailleu, mais que je n’avais plus écouté depuis longtemps, participe, par l’étendue de son langage et son sens de l’équilibre sonore, à l’organicité d’un vrai groupe dont la voix n’est qu’une composante. Alors que j’hésite encore à quitter le second set pour me rendre au New Morning, Kevin Norwood reprend Both Sides Now de la grande Joni Mitchell. Alors au lieu de fuir l’impensable, je me dis qu’il y a des musiques que l’on ne peut quitter pour une autre quelle qu’elle soit.
Le Pégaz Festival, quant à lui, reprend ce soir 13 juin au studio de l’Ermitage avec l’Ôtrium de Quentin Ghomari (trompette), Yoni Zelnik (contrebasse) et Antoine Paganotti (batterie) dont j’ai adoré le premier disque (chronique bientôt dans notre numéro de juillet) avec en seconde partie PJ5 de Paul Jarret que l’on ne présente plus. Tomber de rideau au même Studio de l’Ermitage le 14 avec Dancing Birds de Julien Soro (sax alto), Gabriel Midon (contrebasse), Ariel Tessier (batterie) et l’orchestre Les Rugissants du compositeur Grégoire Letouvet. J’y serai. Franck Bergerot