PEGAZZ Festival jour 1 Tricératops (Marc Benham) + Le grand Schwab
Du 12 au 14 juin, trois jours de festival pendant lesquels le collectif artistique Pegazz, sans aucun doute le plus dynamique de la scène jazz actuelle, a présenté ses différents projets. Jour 1, avec en ouverture Tricératops (nouveau groupe de Marc Benham).
Tricératops, Marc Benham (piano), Fidel Fourneyron (trombone), Jean-Emile Biayenda (percussions, batterie), 12 juin 2022, Le New Morning, rue des Petites-Ecuries
Premier concert, donc, pour le nouveau groupe de Marc Benham qui, étant lui-même un drôle d’oiseau, s’est logiquement choisi pour mascotte un Tricératops, une délicieuse bestiole qui arpentait nos contrées au Crétacé supérieur, c’est-à-dire avant-hier. Marc Benham est un pianiste inclassable (donc passionnant) de la scène jazz actuelle, biberonné à Art Tatum et Fats Waller (auquel il a consacré un remarquable album Fats Food), et que l’on entendu récemment en libre conversation avec le trompettiste Quentin Ghomari au sein de Gonam City (autre disque remarquable) et en trio avec John Hebert et Eric McPherson (rythmique de Fred Hersch pendant dix ans). Avec son nouveau trio, il continue de creuser son sillon d’inclassable, s’adjoignant le tromboniste Fidel Fourneyron (qu’on ne présente plus) et le percussionniste Jean-Emile Biayenda (entendu avec Mark Turner, ou Dave Holland).
Le concert commence par une libre conversation, entamée par Fidel Fourneyron, magnifique dans son travail sur le son avec des notes graves, sur-graves, vrillées, entachées de growl. Marc Benham fait apprécier son art de l’ornementation et de la relance, Emile Biayenda empoigne ses drôles de baguette de paille. C’est le début un voyage au long cours. Les épisodes musicaux s’enchaînent, avec des improvisations libres à deux ou à trois, des explorations diverses, qui débouchent par enchantement sur des thèmes originaux ou pas (reprises des barricades mystérieuses de Couperin, ou de Fats Waller, on ne se refait pas).
Fidel Fourneyron, est au centre du jeu. Densité incroyable de ses notes. Il n’a pas besoin de longues phrases pour dire beaucoup, chacune de ses notes touche admirablement sa cible. Travail du son, avec ou sans sourdine, exploration des différents registres : il n’a qu’un trombone mais semble avoir plusieurs instruments. Jean-Emile Biayenda, lui, a vraiment plusieurs instruments. On l’entend au piano à pouce (kalimba) jouer un arrangement des Barricades mystérieuses de Couperin, et même aux calebasses d’eau : les effets liquides qu’il obtient en versant une petite calebasse dans une grande sont repris et prolongés au piano par Marc Benham. Moment féerique, suspendu. Et soudain la fête. Jean-Emile Biayenda aux djembés, puis aux sanzas, fait souffler un tourbillon d’énergie joyeuse, Fidel Fourneyron, pavillon ouvert, montre de quel bois il se chauffe, Marc Benham relance la machine avec des éclats de stride. Une fête qui se prolonge par un somptueux Solitude, que Fidel Fourneyron caresse à rebrousse-poil avec une très inattendue sourdine Wah-Wah : on dirait une cantatrice d’âge mûr, engagée au dernier moment sur une croisière, qui chante ce thème pour la millième fois avec un peu de mal de mer, un peu le mal du pays, un peu le reste d’ivresse de la veille, et qui revient lentement à elle-même, cueillie par la beauté mélodique de cette musique…
Après le concert je bavarde un peu avec Marc Benham, qui ne tarit pas d’éloges sur ses partenaires, Fidel Fourneyron (« j’adore son jeu… Il est dans la tradition mais peut jouer free…) ou Jean-Emile Biayenda (« Ah Emile…je l’ai entendu avec Benoît Delbecq. J’adore jouer avec lui. Quand il est au djembé, ses percussions graves me permettent de jouer les basses au piano, donc de faire du stride, ce qui est difficile avec un bassiste… »). Le pianiste est excité par cette nouvelle aventure : « J’ai l’impression qu’avec ce trio on peut aller dans toutes les directions. Jouer Couperin ou Duke Ellington, ou même des rythmes pygmées que connaît si bien Emile Biayenda. On peut aller partout, en créant des moments poétiques : c’est surtout ça qui m’importe… ».
Le grand Schwab, Raphaël Schwab (Contrebasse), Sylvain Bardiau (Trompette), Guillaume Christophel (Saxophone ténor), Fabien Debellefontaine (Trombone basse, Tuba), Florent Dupuit (Flute, Saxophone alto), Illyès Ferfera (Saxophone ténor), Quentin Ghomari (Trompette), Paul Jarret (Guitare), Balthazar Bodin (Trombone), Julien Soro (Saxophone alto), Ariel Tessier (Batterie), Marc Benham (Piano), New Morning, 12 juin 2022
En deuxième partie, le big band de Raphaël Schwab donnait son deuxième concert. Une réussite totale pour un orchestre qu’on a envie de voir le plus souvent possible, car il réunit à la fois finesse d’écriture, l’énergie joyeuse, et mélodies fatales.
Voilà donc un magnifique Big Band qui parle à la fois au cœur, à la tête , et aux pieds. Aux pieds car il donne envie de danser, au cœur car Raphaël Schwab à l’art des mélodies sentimentales mais jamais mièvres, à la tête car le travail d’orchestration et d’arrangement est riche de mille subtilités.
Dans certains big band, l’exploration timbrique est tellement privilégiée que l’énergie est perdue, ou passe au second plan. Mais jamais ici. Dès le premier morceau, Frémissement, construit sur un ostinato de contrebasse, où la tension monte inexorablement vers de grandes éclaboussures de cuivres (on pense à Gil Evans ou West Side Story). Ou dans le deuxième morceau du concert, Il y a urgence, organisé (comme souvent chez Raphaël Schwab) autour d’une cellule mélodique répétée avec de multiples variations. Dès le début du morceau, le solo déchaîné du saxophoniste ténor (Guillaume Christophel je crois) vient nous cueillir, avec un impact multiplié par la montée en puissance de l’orchestre tout autour. Décollage vertical, vigoureux coup de fouet, suivi d’un interlude de piano (Marc Benham) et d’un virage à cent quatre vingt degrés : la guitare de Paul Jarret prend le pouvoir dans la seconde moitié du morceau et emmène le morceau vers de nouvelles contrées…
Cet art de la surprise, se retrouve dans nombre de compositions de Raphaël Schwab. Comme dans Retrouvailles, à l’atmosphère plus sentimentale, où le fracas des cuivres laisse place, de manière inattendue, à un magnifique solo de trombone alangui de Balthazar Bodin, soudain seul au monde, pendant que l’orchestre semble avoir disparu dans la nuit. On retrouve un peu de cette atmosphère contemplative dans « J’aime flâner sur les extérieurs » que Raphaël Schwab présente comme « un hommage périphérique à Yves Montand » et qui se conclut sur un magnifique solo de contrebasse.
A la fin du concert, le « tube » de Raphaël Schwab, Jolie Valse joyeuse, que 95% des spectateurs (Ipsos-Mediamétrie) sifflotaient en sortant du New Morning. Le morceau est issu du premier album du duo Raphaël Schwab-Julien Soro. C’est une mélodie euphorisante, entêtante. Raphaël Schwab (on le voit justement dans son duo avec le saxophoniste Julien Soro) a l’art de ciseler des ritournelles tendres et délicates, jamais mièvres qui se gravent dans le cortex. Cette version en grand orchestre est absolument magique. Après le concert, je l’interroge sur cette chanson, il modère gentiment mon enthousiasme : « Bah…tu sais, c’est un peu toujours la même chose, un ostinato au-dessus, les accords qui changent au-dessous…C’est une chanson qui m’est venue pendant une réunion… ». On souhaite à Raphaël Schwab d’innombrables réunions, toutes plus ennuyeuses les unes que les autres, le matin, l’après-midi, le soir, y compris les dimanches et les jours fériés.
Texte : JF Mondot
Dessins : Annie-Claire Alvoët (autres dessins, peintures à découvrir sur son site www.annie-claire.com)