Bruno Angelini et Hélène Labarrière, émouvant et émouvante
Hier 23 septembre 2022, deuxième soirée du festival marseillais Les Émouvantes, l’émotion toujours au rendez-vous avec Transatlantic Roots de Bruno Angelini et Puzzle d’Hélène Labarrière.
Marseille, Les Émouvantes, festival d’Émouvance qui est la structure de production du contrebassiste Claude Tchmitchian et le label qui depuis 1994 a produit 45 disques avec le soutien de Françoise Bastianelli. Replié sur le Conservatoire Pierre Barbizet de Marseille depuis l’an dernier après s’être tenu au Théâtre des Bernardines depuis sa création en 2012, ce festival est devenu un rendez-vous quasiment familial. Le terme pourrait être lu dans un sens négatif : repli sur soi, consanguinité… Il s’agit plus d’une espèce de vibration sympathique autour des idées d’ouverture, de curiosité, de traque du stéréotype, de vertiges de l’improvisation confrontées aux rigueurs de l’écrit, de création du genre de celle qui ne se décrète pas mais qui se travaille), de proximité, d’exigence musicale et acoustique…
On se souvient que l’an passé les concerts avait souffert de l’installation récente dans les locaux du conservatoire… On avait vu Gérard de Haro, du Studio La Buisssonne (en sympathie particulière avec cette “émouvante” famille), se déplacer jusqu’à Marseille pour optimiser la sonorisation dans la bibliothèque du conservatoire peu propice à rendre distinct un discours un tant soit peu polyphonique (rayonnages de bois vides de leurs livres, hauteur de plafond…). Cette année le lieu a été habillé pour en parfaire l’acoustique (confiée ces trois soirs aux soins de Matteo Fontaine de La Buisssonne) et la première journée a laissé des souvenirs émus à toutes les personnes croisées en arrivant sur les lieux du festival.
Les Transatlantic Roots de Bruno Angelini
La seconde journée commençait avec Bruno Angelini (piano, électronique) qui présentait ses “Transatlantic Roots”, avec Fabrice Martinez (trompette, bugle, électronique) et Éric Échampard (batterie), un titre qu’il prendra le temps de commenter, exercice auquel il se prête élégamment à chaque nouveau titre. Où, l’ancien élève de Guy Longnon dans la première classe de jazz en France que ce dernier avait créé en 1963 dans ce même conservatoire, nous fait part d’un rapport à l’Amérique fait d’amours et de désamours, à l’issue d’un premier morceau qui se déploie et se referme comme un éventail, mais dans un mouvement circulaire continu, sans retour en arrière, après un miroitement d’harmoniques où se décèle une influence majeure, celle du grand Paul Bley qui se manifestera au cours du concert de multiples manières, l’apparition d’une batterie ingénieusement caressante, l’entrée du bugle où Fabrice Martinez fera naître et vivre un objet mélodique que n’aurait pas renié le Schubert du Winterreise s’il avait connu le dernier tournant de siècle (rêver permet ce genre d’invraisemblance), tout cela se mettant à vivre dans une combinaison de décomposition rythmique et d’emportement lyrique, puis de délitement orchestral, un final de piano tintinnabulant venant clore le morceau comme on éteint la lumière. La suite du concert reprend en partie le programme de l’album “Transatlantic Roots” (Vision Fugitive), va et vient entre les références américaines (musicales, cinématographiques) et prise de distance incarnée par un coup de chapeau à Kenny Wheeler. C’est en effet à lui que l’on pense en écoutant le bugle, la trompette et les sourdines de Fabrice Martinez – sorte d’anti-heroe de la trompette – avec en outre, dans le remodelage constant du son, quelque chose qui m’évoque Ambrose Akinmusire, Bruno Angelini me rappelant très pertinemment à l’issue du concert que Martinez a fréquenté Jean-François Canape qui avait cette souplesse dans le pétrissage du timbre.
L’électronique est à la disposition du pianiste et du trompettiste, pour un usage discret, sans hiatus avec le son très acoustique, ou au contraire, dans un hommage à Sittin’ Bull, l’homme de médecine devenu chef de guerre par la force des choses, mais qui s’interdisait de porter des armes par vocation, et auquel Angelini dédie ce Peaceful Warrior : soudain les instruments se taisent pour un bourdon électronique menaçant, prélude au fracas d’une bataille à mort.
Je feuillette mes souvenirs consignés pendant le concert d’une écriture illisible dans mon calepin et j’en extirpe encore cet hommage à Rosa Parks, Rosa and the Thorns, où un autre héritage m’a sauté aux oreilles – après le concert, Bruno Angelini en accepte le constat, flatté d’une telle comparaison –, Ran Blake, ce piano presque bruitiste qui semble transposer les coups, le sang, jusqu’à la sauvagerie du Missippi et ses muddy waters ; le Ran Blake de Jim Crow (solo de piano lors d’un concert donné à Antibes avec Jeanne Lee en 1963) ou de Wende sur l’album du même nom enregistré en 1976 pour le jeune label Owl de Jean-Jacques Pussiau.
Le Puzzle d’Hélène Labarrière
Deuxième partie de soirée, voici Hélène Labarrière (contrebasse) et son nouveau programme “Puzzle”. Thématique commune avec pour source d’inspiration cinq femmes, leurs vies et leurs écrits, dans l’ordre du concert : Louise Michel, Thérèse Clerc, Jeanne Avril, Angela Davis et Emma Goldman. Un puzzle donc de destins, mais aussi d’écrits. Partant de ses propres partitions, Hélène Labarrière les a distribuées, pour arrangements, à cinq instrumentistes et compositeurs qui ont marqué sa vie de musicienne. Toujours dans l’ordre du concert : Marc Ducret, François Corneloup, Jacky Molard, Sylvain Kassap et Dominique Pifarély, les arrangements des deux derniers se faisant suite l’un à l’autre.
Puzzle donc d’écritures. Et cependant une unité de jeu flagrante. D’abord par la mâture solide et les souplesses de sa voilure que constitue le vieux tandem Hélène Labarrière-Simon Goubert (batterie). Ensuite par la façon dont les trois autres musiciens ont endossé ces partitions : Catherine Delaunay (clarinette), Robin Fincker (sax ténor, clarinette) et Stéphane Bartelt (guitare électrique), un même “son”, un même élan habitant ces différentes écritures. Ils se sont emparé chacun à sa façon des partitions originales de Labarrière qui confie à l’issue du concert qu’à son tour l’orchestre s’est emparé des arrangements proposés pour les fondre dans le chaudron collectif de leurs cinq voix singulières. On a là une joie au travail, avec l’air de tirer sans effort ces longues lignes qui s’étirent sans redite apparente, de les tisser entre elles, d’en assumer la dispersion, d’en porter les sous-entendus (merveilleux jeu de cache-cache avec le swing dans un trio coltranien sax/basse/batterie sans excès de mimétisme), d’en faire chanter les élégies polyphoniques, d’en faire miroiter les polyrythmies, d’en fondre les cultures, influences et curiosités multiples. Avec en sus la découverte d’un nouvel ovni de la guitare, Stéphane Bartelt.
Plaisirs de “l’after”
Fin de soirée au bar du festival avec le guitariste Philippe Deschepper, rejoints par Simon Goubert et Xavier Prévost. On avait démarré sur Paul Bley, les culots de Paul Bley, on avait enchainé sur Joe Lovano dont Deschepper, qui joua avec lui, nous dressa un portrait en chanteur d’opéra, de la pochette rose aux souliers vernis, on enchaîna sur les insolences et les mauvaises foi de Jean-Louis Chautemps, on revint à Paul Bley pour glisser vers Lee Konitz. Et là, grand final de Simon Goubert racontant une balance de concert du trio Corneloup/Labarrière/Goubert au cours de laquelle Lee Konitz, qui devait jouer en première partie avec un big band de conservatoire, était resté assis sur une chaise derrière Corneloup, répétant à chaque coup de batterie pour tester le son, en élevant lui-même le niveau de sa voix à chacune de ses interventions, « Too loud ! », puis à l’intention de Corneloup « Too many notes ! ». Balance de Konitz, partie d’un-deux-trois-soleil avec l’ingénieur du son multipliant les micros que Konitz va finir par éviter en jouant en fond de scène. Concert : au bout de deux morceaux, Lee Konitz déclare au public qu’il va congédier le big band de conservatoire parce que ces jeunes gens sont vraiment trop mauvais, et finit le concert avec la seule rythmique. Nos trois amis lui succèdent et lorsqu’ils descendent de scène, Lee Konitz est là enthousiaste ! Et qui dit à Simon Goubert que ça lui a rappelé l’enregistrement en trio de “Motion” avec Sonny Dallas et Elvin Jones. Où il avait déclaré à Elvin Jones : « J’ai rien compris, j’ai tout aimé. » Ce qui me rappelle un dessin de Wolinski qui avait marqué mon imagination néo-pubère dans l’après-1968 (Action, ou Hara Kiri) où l’on voyait un mec bondir du lit d’une nana, les bras levés en V de la victoire, en s’exclamant lui aussi : « J’ai rien compris, j’ai tout aimé ! » Franck Bergerot