Emmanuel Bex quarante ans de jazz… et l’été indien
Hier 18 octobre, au New Morning, l’organiste, pianiste, chef d’orchestre, musicien, montreur de rêves fêtait ses quarante ans de carrière. Quarante ans de jazz, un vieux mot auquel il reste attaché, comme un paysan à ses terres, des terres dont il ne conçut pourtant jamais les limites, mais plutôt une éthique de la générosité et de la libre pensée, ses labours et ses semailles laissant derrière lui comme un serpent d’étoiles.
Première partie : le jazz à Papa. Le mot est de Papa Bex lui-même, soixante-trois ans depuis juin, la crinière blanche plus folle qu’honorable, quarante ans de carrière (un peu plus si l’on considère qu’il « monta » tenter sa chance à Paris en 1979 avec son ami Jean-Philippe Viret et que je vis pour la première fois son duo avec le batteur Xavier Jouvelet à la Chapelle des Lombards, en un temps où elle était encore sise rue des Lombards). Les autres papas : Simon Goubert, soixante-deux ans ce week-end, batteur, un mélange de grâce folle et de maîtrise du temps et de l’espace ; Francesco Bearzatti, cinquante-six ans depuis septembre, un ténor impétueux comme un pur-sang et, le temps d’un singulier pas de deux avec son hôte sur The Man I Love, une clarinette douce au propos des frères Gershwin. Et les voici rejoints par une “Maman”, Géraldine Laurent, jeune “maman”, pas encore cinquantenaire, un alto affolant comme un avion voltigeur, qui reviendra en seconde partie donner la réplique à Bex sur If I Were a Bell.
Deuxième partie : place aux jeunes. Soit Tristan Bex, le fils, à la batterie, pour une interprétation de l’hymne national ukrainienne, en duo avec son père qui interpelle Poutine avec aussi peu d’égard qu’en eut Charles Mingus pour le gouverneur d’Arkansas Orval Faubus, dans son fameux Fable Faubus. Père et fils sont rejoints par le copain de ce dernier, le guitariste Antonin Fresson, mélange d’énergie et de grâce sous ces doigts qui phrasent sans médiator avec l’efficacité d’une araignée saisissant ses proies.
Ce trio, qui n’est autre que le Bex’tet, groupe régulier d’Emmanuel, signataire en 2020 de l’impétueux album live « ‘Round rock », est rejoint par le chanteur tchadien Abdullah Nderguet, voix vibrante et cuivrée dont la puissance soudaine surprit la sono, le temps d’une chanson rôdée sur les routes de l’Afrique avec le trio, puis par les « Mama & Papas » de la première partie.
Entrée finale de La Grande Soufflerie, orchestre amateur qu’Emmanuel Bex a constitué en marge des programmations de Saint-Denis Jazz. Plutôt que son répertoire habituel, trop compliqué à monter pour ce concert de rentrée, Bex leur a confié un arrangement des Éléphants d’Eddy Louiss. « C’est la première fois que je joue du Eddy Louiss. » Les parcours, l’orgue, l’état d’esprit, ne sont pourtant pas sans analogies, mais Bex a su toujours éviter de marcher sur les pas du maître. Avec quarante ans de métier, il pouvait se le permettre, d’autant plus que cette idée de l’orchestre d’amateurs renvoie immanquablement au souvenir de la Multicolor Fanfare de Louiss.
Emmanuel Bex anime cette soirée avec cette spontanéité folle et débordante, à l’orgue comme à un pupitre de chef d’orchestre, dont il tire des sons extravagants, d’où il chante ou hurle, mêlant sa voix à l’instrument dans des effets de vocoder tantôt bouffons tantôt fabuleux, pupitre qu’il quitte pour un pas de danse ou qu’il bouscule, sans se départir de cette main gauche groovant sans faille dans les basses du clavier; et lorsqu’elle ramène l’instrument vers la mémoire de l’électro-mécanique orgue Hammond (le célèbre B3, désormais allégé en poids et émulé par l’électronique qui en agrandit même la palette), la main droite évoque le tandem Larry Young / Elvin Jones (que Simon Goubert ne peut pas ne pas avoir en mémoire) . Et ne sachant plus comment finir ce jour de fête qu’il faut pourtant bien conclure, Bex fait chanter à son orchestre et à son public, L’Été indien de Joe Dassin. Au New Morning, ni dans aucun club de jazz, on n’avait jamais entendu ça. Franck Bergerot