Sortie de disque au Périscope: le Possible(s) Quartet invite Sophia Domancich
Annoncé dans nos pages comme un concert de Sophia Domancich, ce 18 novembre à Lyon était en fait le concert de sortie du quatrième disque du Possible(s) Quartet “No Work Songs” dont la pianiste est l’invitée.
Devenu, dès son ouverture en 2007 du 13 rue Delandine, un lieu central de création pour les musiques improvisées en région lyonnaise, le Périscope a élargi son champ de rayonnement pour devenir un véritable carrefour de ces musiques à l’échelle nationale, avec ses concerts, ses résidences, une radio, des ateliers de gestion de projets et ingénierie culturelle, des débats, et même un Cabaret poétique mensuel; voire une plateforme internationale puisque, outre la participation au réseau européen Jazz Connective, on a pu voir s’y arrêter des figures comme Jim Black, Miko Innanen, Kokoroko, des éditions du programme d’échange transatlantique The Bridge, Ralph Alessi, etc.
Le lieu s’est élargi avec notamment l’ouverture d’une “grande scène” pour une nouvelle salle dotée d’une régie confortable et d’une mezzanine, pouvant accueillir 200 personnes debout, 150 assises. La salle historique, “le Péri”, gardant son identité “club”, avec bar et programmation plus intime. Mais hier, c’était la grande scène qui accueillait le concert de sortie sur Z Production du nouvel album vinyle “No Work Songs” du Possible(s) Quartet, concert qui était aussi l’occasion de célébrer les dix ans de cette formation lyonnaise. Constituée de Rémi Gaudillat et Fred Roudet (trompette et bugle), Loïc Bachevillier (trombone) et Laurent Vichard (clarinette basse), elle n’est pas étrangère à la galaxie de l’ARFI telle que la représentaient des musiciens comme le regretté tromboniste Alain Gibert et le trompettiste Jean-Luc Capozzo. Un monde de cuivres où le populaire côtoie le savant, où le funèbre n’est jamais loin du festif, où les traditions n’ont de valeur que fécondées par l’imaginaire.
Le précédent album “Songs from Bowie” avait résulté d’une commande du Rhino Jazz(s) Festival à Daniel Yvinec autour de la mémoire de David Bowie en trois volets dont un confié au Possible(s) Quartet. Travaillant sur ce répertoire, les quatre musiciens s’étaient trouvée une passion commune pour le quatuor à cordes qui avaient orienté leur travail vers une esthétique chambriste. En découvrant le répertoire de No Work Songs, pur produit de la période de repli des confinements dus au Covid, la référence au quatuor ne m’a pas échappé, mais il m’est arrivé de penser aux polyphonistes de la Renaissance. Il y a là en tout cas un art de l’étagement des voix, des timbres, de leur dispersion et de leur ralliement qui font chatoyer magnifiquement ces arrangements jouant tout à la fois du développement et de l’ostinato (lui-même objet de variations ou de constantes transpositions timbrales). Soit trois partitions en face B du vinyle complétées sur scène par quelques autres, dont un poignant hommage à George Floyd dont l’homicide par les forces de police américaines en 2020 avait suscité un vaste mouvement de protestation, l’asphyxie de la victime étant ici dramatiquement évoquée par l’affolement progressif du souffle continu de la clarinette basse, puis l’exacerbation de la trompette de Rémi Gaudillat comme tentant d’échapper à l’étouffement. De manière générale, on apprécie l’équilibre de timbres entre les deux trompettes bien contrastées (Fred Roudet entre fauvisme ellingtonien et expressionnisme free, Gaudillat quelque part entre Miles Davis et Lester Bowie), le trombone de Loïc Bachevillier entre élégance et prouesse, et le choix de compléter ce quatuor de cuivres par le bois de la clarinette basse de Laurent Vichard.
Bouquet final du concert, la grande suite Les Lueurs qui constitue la face A du vinyle et dont Sophia Domancich est l’invitée. À vrai dire, elle s’est invitée au cours de ce concert avant même que le quatuor en soit venu à la suite qui lui est réservée. Sophia Domancich n’est pas une inconnue de Gaudillat et Roudet. Ils se sont côtoyés et appréciés dans Over the Hills, la relecture du célèbre opéra de Carla Bley. Dès ses premières interventions avec le quatuor sur scène, on est impressionné par la capacité de la pianiste d’être constamment dans l’inattendu avec un aussi constant à propos, sa façon de “se placer inattendue” dans une partition écrite. Et, cette impression, Gaudillat y souscrira totalement à la sortie du concert, Sophia Domancich la commentant d’un simple : « Je ne peux comprendre les choses que par le son, c’est mon corps qui comprend le son avant même je ne puisse procéder à une quelconque analyse de la partition. » Gaudillat sourit. C’est probablement ce qu’il a ressenti pendant ce duo qu’ils ont eu en ouverture de Les Lueurs, duo beaucoup plus développé que sur le disque où, plus qu’hier, il nous rappelle le Miles Davis de 1964 (Stella by Starlight, My Funny Valentine au Philharmonique Hall). Plus largement, cette suite Les Lueurs constituera le grand sommet de ce concert comme du disque, et mettra mieux qu’auparavant en valeur l’invitation faite à Sophia Domancich, puisque la suite a été écrite pour elle. Et les observations faites sur ses apparitions en première partie prennent ici tout leur dimension, avec des interventions totalement renouvelées par rapport au disque, notamment une formidable main gauche mccoytynerienne inattendue dans un moment de bouillonnement pianistique en totale contradiction avec cette référence, et ce bref solo qui lui est laissé à un endroit où, hier, elle décida de laisser filer le silence, lui assénant ici et là de formidables coups de boutoir.
En rappel le quatuor nous réserva (avec la participation de son invitée), l’une de ses premières pièces, écrite il y a dix ans : Le Voyage. Avec un très bel unisson des deux bugles très complémentaires dans l’homophonie, un très palpitant solo de wha wha travaillé à la sourdine plunger, une suite très solaire évoquant le fameux Wichi Tai Too que Jim Pepper tira de sa culture creek, puis un piano funèbre sur des effets de souffle annonçant un émouvant choral conclusif des quatre vents. Franck Bergerot