Samuel Blaser, Marc Ducret et grand écart bretonnant…
Quatre heures de route en écoutant Mark Turner pour un concert, dans le cadre de Get Open ! à la Barge de Morlaix, du Samuel Blaser Trio réduit à un duo avec Marc Ducret… plus une pause gavotte à Rostrenen.
Get Open ! est une association créée en mars 2020 à l’initiative de Bertrand et Maëlle Crispils débarqués depuis peu de Nantes dont ils connurent la foisonnante scène “jazz”, avec cette hésitation sur le mot jazz qui, s’il a son utilité comme je le pense, peut fermer des portes, voire en ouvrir de mauvaises. Donc Get Open ! Et parlons de création musicale.
En terre bretonne particulièrement, les frontières sont floues. Tenez, hier, mon voisin en terre morbihannaise, le saxophoniste Baptiste Boiron, leader du trio “Là” avec Bruno Chevillon et Fred Gastard, compositeur œuvrant dans le domaine dit “contemporain”, me propose de faire route avec lui pour monter à Morlaix écouter le trio de Samuel Blaser, avec Marc Ducret et Peter Bruun, batteur danois dont on a pu apprécier en France la délicate inventivité dans le projet “Tower Bridge” du guitariste et, plus récemment à Nevers avec le saxophoniste Miko Innanen. Baptiste Boiron qui vient de s’installer à la frontière du Pays Pourlet et du Pays de Baud, s’est donné tous les moyens d’une implantation authentique – apprentissage de la langue bretonne, pratique de la gavotte, différents projets avec la scène “locale”. Il me prévient que la route sera longue – 2 heures aller – et me suggère de faire étape à Rostronen où l’association Dastum fête cinquante ans de collectage et de publication sur la culture bretonne. À cette occasion, le fest-diez (bal de jour) se prolongera en fest-noz (bal de nuit). Occasion autrement dit de se dégourdir les jambes en dansant quelques gavottes et autres plinns, an dros, fisels et ronds de Saint-Vincent, etc.
Les couples biniou-bombarde ou de kan a diskan alternent avec accordéon solo et groupes vocaux. La chaine de danseurs serpente à travers la salle, passant derrière le stand de sonorisation, se dédoublant au gré des méandres qu’elle resserre au fur et à mesure de l’entrée de nouveaux danseurs sur le plancher. Visages graves, visages joyeux, visages souffrants, visages possédés, visages appliqués, visages ailleurs, visages complices, visages festifs… Le regard se reporte sur les corps, les pieds et leurs pas… souvent en accord avec l’expression des visages, avec ici et là une nonchalante maladresse, parfois momentanée le temps d’adresser un sourire ou un mot à son/sa cavalier.ère (de droite ou de gauche?), soudain un virtuose qui démultiplie le pas de mille grâces de la pointe ou du talon, quelque élégant qui fait savoir par une espèce de projection et un port de tête spécial qu’il est un “maître à danser”, voire qu’il connaît mille autres danses dont il sait enrichir son pas. Je regarde ça avec cette envie du Parisien qui ne se sent pas tout à fait chez lui et un genou qui dit « non !”.
Autour, on regarde les danseurs, on rode en quête d’une connaissance, on s’embrasse ou on se donne du coude avant de se laisser entrainer vers le bar, on aperçoit Noluen Lebuhé et Marthe Vassalo qui constituèrent un prodigieux trio avec Annie Ebrel (vous savez, Annie Ebrel, Riccardo Del Fra, ce surprenant duo…), on reconnaît aussi Marcel Le Guilloux, 93 ans, grande figure de kan a diskan, maître à chanter des trois artistes citées, ainsi que d’Erik Marchand… Tiens justement, le voici. Il arrive tout juste du Sud de la France où il se produisait avec Rodolphe Burger, alors qu’il jouait l’avant-veille à Morlaix avec Daniel Waro. « Ah, ben justement j’y vais à Morlaix, écouter un guitariste… Marc Ducret. – Oh, mais je connais Marc Ducret, et son fils, Bruno, et la mère de ce dernier Hélène Labarrière que j’avais mise à contribution pour la Kreiz Breizh Akademi », sorte d’université permanente du kan a diskan à la lumière des musiques modales. On vous disait qu’en Bretagne les frontières étaient floues.
Bon sang, Ducret, il est peut-être temps de reprendre la route. Passage au stand Dastum d’où je repars avec un ouvrage dont le titre m’a titillé les neurones : Bruits, musiques et silences (Environnements sonores en Haute-Bretagne (1880-1950) par Hervé Dréan, notamment pour tout un passage sur « les paroles aux animaux domestiques / entendre la bête / parler à l’animal / mener à la parole / chanter aux bœufs… » Me reviennent les briolages du Berry, du Poitou et ce chant de labour arménien sur lequel le pianiste Yessaï Karapetian improvisa en épreuve de fin d’étude au CNSM. « Opa là-bas, allez mes gars ! Allez ! Allons-y dont les gars, allez montez là-bas ! » (extrait d’un briolage de Mic Baudimant du Berry).
Et nous voilà partis. Sous la pluie. Morlaix blotti au pied de son immense viaduc qui ce soir se perd dans la nuit d’un ciel bas. Et, lumière rose projetée sur le macadam luisant, voici La Barge, cette petite salle où l’association Get Open ! tient ses concerts. Proximité, intimité, tout ce qui va bien à ce que je continue à appeler « jazz » en ce qu’il se distingue de tout ce qui est formaté par l’écriture et par une grammaire précise, ou tout du moins grammaire qui invite à constamment la déborder, et portée par un élan rythmique cannibale de toutes les propositions rythmiques passant à sa portée.
En fait de trio de Samuel Blaser, on découvre l’absence de batterie sur scène, Peter Bruun rappelé de façon impromptue au Danemark pour des raisons familiales à l’issue d’une longue tournée européenne de seize dates, la quinzième la veille à Berlin. Le trio, comme le duo Samuel Blaser / Marc Ducret qui s’y substitue, a déjà quelques années de vol à son actif, et, en fait d’écriture, si j’ai gardé du duo le souvenir d’une musique improvisée de manière relativement athématique*, il y a là un répertoire parfaitement acquis, contrôlé, mais contrôlé au sens où le contrôle le geste improvisé, au gré des tutti, des contrepoints, des alternances de rôles (soliste-accompagnateur) jamais totalement distincts, et dont la partition n’est pas que distribution des hauteurs de notes et de valeurs rythmiques, mais convocation de textures où se combinent le trombone et ses sourdines, la guitare au timbre saturé ou non, soumis à tout un vocabulaire gestuel. À une exception près, on croit reconnaître la patte instrumentale de l’un et l’autre dans leurs compositions respectives, chacun se coulant dans le discours de l’autre parfois avec cet emportement que suscite l’impossible. Notion ici déplacée, puisque tout est musique.
Deux signatures extérieures sont convoquées : la première celle de Gato Barbieri pour la musique du film Dernier Tango à Paris, exercice de style que Ducret s’est laissé imposer autrefois par mégarde et dont il s’est sorti par une élégante parodie ; la seconde celle de Blind Willie Johnson telle qu’elle fut envoyée dans l’Espace avec la chanson Dark Was the Night avec vingt-six autres témoignages musicaux de l’Humanité destinés à d’hypothétique extra-terrestres pêcheurs de ce genre de “bouteille à la mer”. Point d’ironie ici, si ce n’est, lors de la présentation du morceau, pour cette étrange opération de communication de l’Amérique conquérante, mettant à contribution un chanteur de rue aveugle et descendant d’esclaves. Pour le reste, l’onirisme du chanteur-parolier-compositeur est l’occasion d’une rêverie sur le rêve, sur ce chant du désespoir croisant désormais vers les confins de l’Univers.
Retour entre averse et crachin transpercés de phares en direction opposée, tenus éveillés par une sélection de disques de Mark Turner : le premier “Fly”, trio avec Larry Grenadier et Jeff Ballard, le duo avec Ethan Iverson “Temporary Kings” et le quartette de Benoît Delbecq “Spots and Stripes” avec John Hebert et Gerald Cleaver. Des gammes toute simples qui s’envolent et se perdent dans la tessiture sur des placements improbables, ces phrasés inépuisables à la Tristano-Marsh, des rythmiciens qui groovent avec des ailes, et des “nulle part ailleurs” à la Debecq pour des musiques qui requièrent cette attention qu’exige la conduite de nuit sous la pluie.
Prochains concerts Get Open ! : le 14 janvier le Curiosity Quartet de David Chevallier (Laurent Blondiau, Frédéric Chiffoleau et Christophe Lavergne) et le 6 mai “Là”, le trio – tiens ! – du saxophoniste Baptiste Boiron avec Bruno Chevillon et Fred Gastard.
Le duo Blaser Ducret à suivre le 1er décembre à Rouen (La Brique), le 2 à Cherbourg (Prequ’île Impro-jazz), le 3 aux Lilas (Le Triton), le 4 à Toulouse (Le Taquin). Franck Bergerot
* Simple impression contredite par la relecture de mon compte rendu du concert du 17 mars 2017 chez Hélène Aziza.