Paul Lay Trio refait la Scala
Hier 8 décembre 2022, Paul Lay, Clemens van der Feen et Dré Pallemaerts revenaient à la Scala de Paris où ils avaient enregistré le 23 février “Blue In Green, Tribute to Bill Evans”, premier album de jazz du label Scala Music.
Pourquoi consacrer un disque à Bill Evans ? C’est une question qui s’est posée plusieurs fois cette année et que je posais à Paul Lay hier avant son concert. La réponse est sans détour et sans voile. Et c’est moi qui l’interprète : les artistes de jazz et leurs formations sont constamment exposés à cette injonction dont le jazz n’a pas l’exclusive et qui pèse de plus en plus jeune sur le citoyen, le contribuable, le demandeur d’emploi, l’étudiant, le jeune écolier, peut-être bientôt à l’entrée de la première crèche : « C’est quoi ton projet ? » Remarque qui n’est pas rédhibitoire. Un “projet” peut s’imposer à un artiste à tout moment de sa carrière et même puiser à une source extra-musicale. Mais le projet initial de trois musiciens formant un trio, n’est-ce pas en premier lieu de jouer tous les trois ensemble, de réunir ces trois personnalités-là pour voir ce qui va en sortir. Et Bill Evans n’a jamais eu d’autre projet que d’être lui-même, avec les musiciens garantissant au mieux son projet d’être lui-même, même s’il eut en cette belle années 1959 ce projet, déclaré à Jazz Review (numéro d’octobre, donc deux mois avant l’enregistrement de “Portrait in Jazz” avec Scott La Faro et Paul Motian) : « J’espère que le trio ira dans la direction d’une improvisation simultanée plutôt que juste un mec qui joue suivi par un autre. »
Donc, à la question « Quel est ton projet ? » Paul Lay répondit : « Un hommage à Bill Evans » Mais il précise que Bill Evans, il l’a dans la peau, tant il l’a étudié, pour lui-même mais aussi pour l’interplay, dont il a pris conscience en découvrant justement “Portrait in Jazz” qu’il a étudié et relevé la loupe au ras de cette capacité d’interaction qui peut exister entre trois improvisateurs.
Et donc, son projet, c’est tout simplement de jouer au sein de cette rythmique idéale à ses oreilles – Dré Pallemaerts (batterie) et Clemens van der Feen (contrebasse) – avec laquelle il nous a déjà régalé d’un “Mikado”, 2014 et de “The Party”, 2017. Lay ne manque pas alors de louer le génie de ses deux complices et d’évoquer sa première rencontre avec Dré Pallemaerts au CNSM. « Tout à coup, cette façon très libre de jouer l’expression du temps, ça m’a ouvert la voie. Je ne pouvais plus jouer comme avant. »
Enfin, son projet, le prétexte de Bill Evans qui, on l’a vu, est plus qu’un prétexte, est notamment une occasion de sortir du principe des compositions originales et de jouer un répertoire, sinon de standards au sens “broadwayen”, du moins un répertoire commun, les compositions de Bill Evans figurant désormais au Real Book, mais nourries de cette confrontation entre le répertoire de Broadway et la pratique de l’improvisation.
Et après, tout, ça fait partie de la démarche patrimoniale qui motive Paul Lay depuis qu’il s’est détaché de ses premiers modèles, ne cessant de fouiller avec une curiosité insatiable l’histoire du jazz jusque dans des recoins que l’on pensait hors de portée de vue des jeunes générations et dont il ne s’est pas fait le copiste mais dont il s’est imprégné.
Cet hommage à Bill Evans, Paul Lay l’avait conçu pour leur premier concert à la Scala le 23 février dernier. Le Trio avait dû renoncer à toute séance de travail de ce nouveau répertoire pour cause de Covid lorsque Rodolphe Bruneau-Boulmier (directeur de la musique à la Scala) leur avait déclaré que son équipe technique était prête pour un enregistrement live. À l’issue d’un passage en revue du répertoire en guise d’échauffement, Paul Lay avait donné son accord pour un enregistrement sous réserve que la publication soit soumise à son accord après le concert. Et il en résulta le disque dont le concert d’hier célébrait la sortie.
Nous voici donc de retour à la Piccola Scala, ce petit amphithéâtre abrité par la Scala de Paris, idéal pour l’écoute de proximité que mérite le jazz, mais qui doit encore régler des problèmes de distribution du son, dès lors que l’on y recourt à l’amplification (hier piano et contrebasse). Coup d’œil rapide sur l’amphithéâtre qui s’apprête à faire le plein : je vise quelques places encore libre sur les gradins côté cour, juste derrière le batteur et face au pianiste. Je ne verrai pas les mains de ce dernier, mais j’aurai le spectacle de ses regards vers ses complices. « L’œil écoute » comme disait l’Autre.
Paul Lay faisant tourner une introduction sur Minority, un peu lointaine (un défaut de sonorisation qui s’améliorera par la suite… au prix, semble-t-il, d’un piano perçu comme trop métallique par le public placé à l’opposé), la prise de parole de la batterie est immédiate, et d’emblée un son, un groove très souple, très libre. Un groove très libre ? Oui, un time implacable sur lequel tout peut bouger, sur lequel les figures rythmiques et la polyphonie des timbres se réinventent constamment. La contrebasse, perçue un peu sourde, reste néanmoins un régal, mélange de limpidité, de profondeur et d’invention. Et – dès les accents donnés par le piano au thème de Gigi Gryce et plus encore lorsque les mains commencent à improviser – une écoute mutuelle et un continuel dialogue.
Il en sera de même d’un morceau à l’autre, où l’on retrouve quelques “états d’esprit” du disque mais totalement réinventés, comme l’intro d’Alice in Wondeland partie d’une petite ritournelle hors sol se perdant progressivement dans des profondeurs harmoniques miroitantes. Interplay semble ouvrir des pétales encore en bouton sur le disque. Est-ce ce qui incite Clemens Van Der Feen à prendre l’archet pour le solo que, sur le disque, il prenait en pizz, avant de conduire d’une ferme walking bass cette élégante pièce aux allures chambristes qui, après tout, est un blues auquel le trio donne des allures soudain très funky. Première entorse au programme du disque : Five, cette abstraction rythmico-mélodique qui nous donne à entendre un Bill Evans différent de l’image très précieuse que l’on se plaît trop souvent à donner à son œuvre. Retour au track listing du disque avec Blue in Green, puis nouvelle entorse avec l’ajout de You Must Believe in Spring avant de conclure par une belle dérive, plus jarrettienne qu’evansienne, sur The Two Loney People, aboutissant à cette étrange boîte à musique que le piano semble faire sonner au bout d’une longue coda. Avec constamment ce même plaisir de l’imprévisibilité, d’une densité harmonique qui évite le trop plein, cette réinvention constante de la battue et le bonheur que les musiciens partagent avec le public de redécouvrir chaque recoin de chaque grille de ces morceaux déjà très référencés mais d’où sont extraites de nouvelles ressources.
Triomphe, rappel : The Peacocks puis, se ravisant au moment de quitter définitivement la scène, un dernier clin d’œil à Bill Evans avec Peri’s Scope qu’il avait dédié à sa petite amie du moment pour parachever “Portrait in Jazz” en 1959, et dont la mélodie nous poursuivra jusque sur le chemin du retour à la maison. Franck Bergerot