ONJ « Frame by Frame » : le triomphe des paradoxes
Hier 10 décembre 2022, l’ONJ de Fred Maurin présentait à la Maison de la Radio, son nouveau programme, « Frame by Frame » sur le répertoire du progressive rock. Une étiquette esthétique paradoxale dont il a su triompher de toutes les ambivalences. En première partie, le quartette de Michel Benita dont Xavier Prévost rendra compte dans ces pages par ailleurs.
Mais commençons par présenter l’orchestre, comme toujours composé d’un noyau dur issu de Ping Machine, l’orchestre qui fit connaître Fred Maurin et qu’il abandonna pour prendre la tête de l’Orchestre national de jazz, de quelques permanents et de figures mobiles déjà connues ou nouvelles venues, ce féminin fort à propos étant donné la forte composante féminine, majoritaire au sein d’une assez formidable section de cuivres.
Fabien Norbert, Sylvain Bardiau (trompette), Daniel Zimmermann, Jessica Simon (trombone), Mathilde Fèvre, Astrid Yamada (cor), Fanny Meteier (tuba), Quentin Coppalle (flûtes), Jean-Michel Couchet (saxes soprano et alto, clarinette basse), Julien Soro (sax ténor, clarinette), Catherine Delaunay (clarinette), Stéphane Caracci (vibraphone, marimba, percussions, synthétiseur), Frédéric Maurin (guitare électrique, direction, arrangement), Bruno Ruder (claviers, synthétiseurs), Sarah Murcia (contrebasse, chant, arrangement), Rafaël Koerner (batterie), Airelle Besson, Sylvaine Hélary (arrangement).
Sur ces terrains pop-rock dans un état de bouleversement continu tout au long des années 1960 et 1970, on ne peut éviter la question des générations et des écoutes. Et ce n’est pas un hasard si le très utile Rock Progressif d’Aymeric Leroy (éditeur Le Mot et le reste) procède groupe par groupe mais à l’intérieur d’un parcours chronologique. « Dis nous d’où tu parles ! », injonction qui s’imposa à l’époque : je ne l’éviterai pas ici, ayant abordé le programme de l’ONJ avec les mêmes préjugés que ceux qui accompagnèrent il y a un mois à Nevers mon écoute de « Fragments » d’Yves Rousseau (né en 1961) revisitant ce même paysage esthétique du progressive rock qu’il découvrit dans ses années de lycée, avec en tête Soft Machine, King Crimson, Pink Floyd, Genesis… Né en 1953, j’avais découvert ces aspirations progressistes du rock à travers les tout premiers disques de Pink Floyd, encore assez expérimentaux (principalement « Saucerful of Secrets »), les aspects les plus virtuoses de la musique de Jimi Hendrix et du trio Cream, et les disques de Soft Machine « Third » et « Fourth », passerelles évidentes avec le jazz de l’époque (musique “cuivrée”, aventureuse, expérimentale, malléable, improvisée, voire libertaire…), autant de portes d’entrée dans la musique de mon temps mais en me faisant tourner le dos au domaine du pop-rock. Et c’est à travers la guitare très hendrixienne et les parties de “cuivres” jubilatoires renvoyant aux sections que se partageait la scène anglaise de l’époque (de Soft Machine à Chris McGregor) que j’appréhendai « Fragments », un orchestre “de jazz”, sans aucun doute, par la distance prise avec l’original envisagé comme un héritage fantasmé, par la place laissée à l’improvisation, par le positionnement rythmique. Avec « Frame by Frame », Fred Maurin (né en 1976, guitariste plus frippien qu’hendrixien) aborde une musique qu’il a connue alors qu’elle était déjà un monument du passé, une musique historique, avec aussi une absence de tabou dans la relation entre les genres que l’on retrouve chez Fred Pallem, sous une forme encore plus décomplexée. Et hier, par bien des égards, Maurin nous a fait entendre, sinon un orchestre “de rock”, du moins un programme “de rock”, en prenant une distance minime avec l’original, en assimilant jusqu’à ses aspects les plus kitsch, en assumant les allures pompeuses que leur confère un tel effectif orchestral.
J’avais entraîné hier au concert une épouse, de l’âge d’Yves Rousseau et une nièce née avec ce siècle. La première ravie de retrouver les tubes de sa jeunesse, enchantée de sa soirée, mais stupéfaite de retrouver ces musiques restituées dans tous leurs détails et ainsi transposées à l’échelle d’un grand orchestre de jazz. La seconde, enthousiasmée par des musiques dont elle ignorait tout – sinon que Genesis, c’est “la musique préférée de Papa” –, un peu interloquée tout de même par certaines incongruités sonores peu en phase avec le mainstream musical contemporain, fût-il étiqueté hip-hop, world ou techno.
Et quant à moi, avec ces “reprises” de l’ONJ, c’est en toute candeur que je me suis laissé entraîner, dès Red (King Crimson), par un arrangement de Fred Maurin qui contenait déjà en germe toutes les qualités du programme. Outre l’excellence instrumentale du personnel requis, c’est une science de l’orchestre qui s’impose. Tout en respectant les “pompes” que peut prendre une telle musique transcrite pour un tel effectif d’instruments à vents, Fred Maurin sait faire miroiter les pupitres, circuler les motifs par des distributions des timbres en étages avec un sens virtuose du détail, jusqu’à proposer un art du récit orchestral qui faisait la force de Ping Machine.
Quoique Maurin annonça Ruins d’Henry Cow – une famille musicale plus proche de mes habitudes – sans nous dire le nom de Sylvaine Hélary (née en 1985, passée par des chemins trop transversaux pour être totalement formatée selon une époque précise) à qui il en avait confié le traitement, c’est sans guère de doute que je l’attribuai à la flûtiste (ici “seulement” arrangeuse) au constat de cette liberté de ton, cette fraîcheur, en quoi on lui reconnaît une sympathie naturelle avec le Maurin de Ping Machine.
En ce qui concerne Firth of Fifth, je n’étais pas totalement ignorant de l’univers du premier Genesis qu’un voisin de chambrée au service militaire s’appliqua à me faire découvrir, il y a près de cinquante ans, sans parvenir à me convertir même si force était d’en reconnaître les qualités orchestrales et narratives. Ce sont elles que je retrouvais admirablement transcrites et scénarisées pour son effectif par Fred Maurin. Un orchestre “de rock” donc, un orchestre “de rock” certes, mais avec la profondeur de champ sur l’Histoire – le sarcasme en moins – d’un Frank Zappa, dont on sait combien il a marqué les conceptions orchestrales et formelles du fondateur de Ping Machine. Et nous ajouterons à propos de cette reprise de Firth of Fifth, que le rôle de Phil Collins s’y trouve revisité par Rafaël Koerner (compagnon de Fred Maurin depuis la création de Ping Machine) avec une souplesse et une générosité qui lui appartiennent en propre – non sans que l’on ne s’interroge quant à l’influence qu’ait pu avoir Bill Bruford sur les parties de batterie de l’ensemble du programme.
Le nom de Bruford nous vient évidemment à l’esprit alors que suivent, au programme de ce concert, Industry et Frame by Frame du King Crimson de la première moitié des années 1980, deux admirables arrangements de Sarah Murcia (née comme Maurin en 1976), celle-ci interprète-chanteuse sur le second de ces titres, avec des textures orchestrales qui ne sont pas sans évoquer les préoccupations de Maurin.
C’est ce sens des textures qui va me captiver jusque dans le traitement de Atom Heart Mother, dont le kitsch me fit me désintéresser définitivement de Pink Floyd à la sortie de l’album du même nom en 1970. Tout en restant fidèle à la lettre de la partition jusque dans ses aspects les plus pompiers – auxquels les fans de Pink Floyd autour de moi adhéraient hier sans complexe –, Fred Maurin me fait entendre autre chose, une sorte de transcendance que les prodigieux solos de clarinette (Catherine Delaunay) et de trompette (Sylvain Bardiau) ne suffisent pas à expliquer.
Avec In the Court of the Crimson King arrangé par Airelle Besson et chanté par Sarah Murcia, on touche au comble du kitsch (auquel le flûtiste Quentin Coppalle apporte une heureuse parenthèse pleine d’esprit en réinventant totalement et en développant le solo de Ian McDonald de la version originale) et la fatigue aidant on se laisse aller à l’ivresse collective du refrain sans parole repris en chœur par la partie de l’orchestre non requise à cet endroit par la partition instrumentale et bientôt par le public, jusqu’après le faux final emprunté à la version originale.
Alors que l’ONJ de Fred Maurin, probablement le plus brillamment conduit, depuis la naissance de cet orchestre au siècle dernier, a vu ses projets contrariés de plein fouet par la crise du Covid, alors que son projet le plus ambitieux, digne de la vocation de création et d’innovation d’un orchestre national s’est vu opposer une indifférence polie de la plupart des programmateurs français susceptibles de s’y intéresser, l’ONJ tient là sans aucun doute l’occasion de renouer avec un plus grand public coupé du jazz par le silence des médias. Franck Bergerot
Ce concert sera diffusé sur France Musique dans l’émission ‘Jazz Club’ le samedi 7 janvier à 19h.