Bergamo Jazz, Episode 3 : Lakecia, Hamid et les autres
Si le trio Baa Box (avec le guitariste Pierre Tereygeol et le batteur Eric Perez) de la vocaliste Leïla Martial est actif depuis environ sept ans maintenant, Oliphantre, la formation qu’elle partage avec Francesco Diodati (guitare) et Stefano Tamborrino (batterie), n’a sorti son premier album que tout récemment. Une même configuration instrumentale, oui, mais un autre univers dont ce concert a permis d’entrevoir toute la richesse. Capuche sur les yeux, vêtement amples et réflexes surnaturels : Stefano Tamborrino avait des allures de maître jedi. Son jeu empêche de le classer complètement dans la catégorie des batteurs de jazz, de hip-hop, de rock ou de drum’n’bass, puisqu’il mêle tout ça dans un style tout personnel et imprévisible. Francesco Diodati multiplie les arpèges hypnotiques (et plutôt sombres), les riffs (gutturaux) et crée avec l’aide de ses pédales d’effets des atmosphères inspirantes sur lesquels Leïla Martial exprime ses infinies capacités vocales : rap saccadé, chant aérien ou oriental, paroles et onomatopées, techniques pygmées associant voix et flûte, elle donne parfois l’impression d’être à elle-même sa propre DJ et propulse Oliphantre vers les étoiles. Ces trois-là sont liés par quelque chose de très fort.
© Gamba Phocus
L’Ouragan Lakecia
Le soir, le public attend beaucoup du nouveau projet du batteur Hamid Drake, qui s’est déjà produit à Bergame. Il attend sans doute moins la saxophoniste Lakecia Benjamin, qui ouvre la soirée, mais ils ne l’oublieront plus jamais : ce sont d’abord ses musiciens qui s’installent sur scène. Au piano, Zaccai Curtis déroule un tapis d’accord grondants et vibratiles, tandis que le bassiste Ivan Taylor et le batteur E.J. Strickland commencent à faire trembler l’enceinte du Teatro Donizetti. Quand la leadeure arrive sur scène, veste et chaussures en cuir doré, pantalon rouge brillant et lunettes de soleil immenses sur le nez, c’est la main levée en signe de triomphe. Elle dégage l’énergie confiante d’une musicienne qui revient sur scène pour un troisième rappel triomphal. Elle n’a pas joué une note que le public est déjà hystérique, et alors qu’elle se lance presque immédiatement dans un solo d’une incroyable intensité, on sait qu’on n’a pas à faire à une instrumentiste ordinaire.
Quand elle prend le micro pour désannoncer ce premier morceau, on dirait une comédienne de stand-up chevronnée : Lakecia Benjamin déborde d’une énergie explosive, crie sa joie d’être là, son amour de John et d’Alice Coltrane, de la directrice artistique du festival aussi, la chanteuse Maria Pia De Vito (« faites du bruit pour les femmes qui font de grandes choses ! »), avant de se lancer dans un deuxième titre où elle rappe autant qu’elle joue (magnifiquement) de son alto. Elle se rapproche jusqu’à quelques millimètres du bord de la scène pour tenir une note ou exhiber sa tenue éblouissante, et tout dans ses mots, son ton et ses gestes traduit une énergie sans limites, indomptable et pour tout dire, un peu intimidante. Sa présence scénique est tellement forte qu’il faut un bon moment avant que les tympans ne redirigent l’attention vers sa section rythmique de très haut vol : Zaccai Curtis est en état de grâce (même Lakecia Benjamin hurle quand il prend un chorus), le jeu d’E.J. Strickland confine au tremblement de terre de magnitude 9, tandis qu’Ivan Taylor, comparativement sobre, tient la baraque avec un jeu simple mais implacable, profondément enraciné dans la pulsation. Sans lui le Théâtre aurait été emporté dans cet ouragan sonore.
Hommage à Alice Coltrane
Place à Hamid Drake qui, depuis la création de son hommage à Alice Coltrane, qu’il a rencontré pour la première fois alors qu’il était adolescent et qui a changé sa vie de musicien, multiplie les concerts entouré d’un groupe à géométrie variable. Cette fois-ci, en plus des fidèles Jan Bang à l’électronique, Jamie Saft aux claviers, Pasquale Mirra au vibraphone et Joshua Abrams à la contrebasse, il avait reçu le renfort du saxophoniste Shabaka Hutchings, figure de la nouvelle génération du jazz britannique, et la danseuse Ndoho Ange, déjà présente lors de la grande première de ce spectacle, au festival Sons d’Hiver 2022.
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La force de ce groupe est plus tranquille mais tout aussi profonde, et cette configuration d’instruments unique lui permet d’exprimer, de façon tantôt approfondie ou synthétique, l’immense variété de la discographie d’Alice Coltrane, des foisonnantes orchestrations aux méditatifs et spacieuses improvisations en petites formation. Mais comme dans la musique de la pianiste, harpiste et compositrice, le plus fort dans ce projet intitulé Turiya : Honoring Alice Coltrane, c’est l’esprit, entièrement tourné vers le collectif, dans lequel sont proposées ces reprises, et la place qu’elles laissent aux personnalités fortes mais jamais trop mises en avant, de cette formation. On retiendra un Jamie Saft touché par la grâce, les rythmes et la voix d’Hamid Drake, animé par une force presque palpable, et les interventions ensorcelantes de Ndoho Ange, dont les récitations renforçaient la dimension spirituelle de la musique, et dont les mouvements ondulants, fascinante traduction corporelle des émotions coltraniennes, ont ajouté une dimension essentielle au concert. Yazid Kouloughli