Oli Steidle & the Killing Popes
Le 18 avril, invité des Plages Magnétiques, le groupe berlinois du batteur Oli Steidle a fait vibrer Le Vauban à Brest.
C’était il y a déjà trois jours, près de 600 kilomètres plus à l’Ouest d’où s’écrit ce compte rendu… C’est là, début 1918, que le 15e régiment de la Garde nationale de New York débarqua au son d’une Marseillaise quelque peu syncopée et méconnaissable sous la direction du lieutenant James Reese Europe, leader du ragtime orchestral new-yorkais. C’est là qu’un siècle plus tard a lieu chaque automne, l’Atlantique Jazz Festival qui fait bon accueil aux tournées The Bridge, ce pont d’échange entre les musiques improvisées des deux rives de l’Atlantique. À la manœuvre, les Plages Magnétiques, Smac (Scène de musiques actuelles rebaptisée judicieusement Scène nomade de musiques libres) portée par l’Association Penn Ar Jazz. « Musiques libres », on aura compris pourquoi en survolant la programmation ; « Scène nomade » parce que sans scène fixe, navigant du Quartz (la scène nationale de Brest) aux programmations chez l’habitant en passant par le Mac Orlan, la Carène, voire le Run ar Puns de Châteaulin, etc.
Il y a trois jours donc, nous étions au Vauban, grand hôtel en étages dominant la Place de la Liberté, restaurant au rez-de-chaussée et cabaret en sous-sol, lieu mythique de la scène brestoise qui valut notamment au jazz et aux musiques improvisées de grandes heures. Ce fut le cas de ce 18 avril avec la venue d’Oli Steidle & the Killing Popes, gang berlinois qui nous arrivait de Zürich où il se produisait la veille.
Et en première partie – la Smac dans son rôle de développement sans avoir à s’y forcer tant est riche la scène bretonne –, un orchestre «régional», Les Aubes lumineuses d’Antoine Péran (flûte traversière irlandaise) avec Antoine Lahay (guitare électrique), Faustine Audebert (Fender Rhodes, chant) et Jonathan Caserta (contrebasse).
On est ici en terre bretonne et le caractère irlandais de la flûte est très marqué. Marqué comment ? Est-ce notre imagination qui afflige la flûte de ce « caractère folklorique » ? Sont-ce les couleurs modales qui naissent naturellement sous les doigtés de cette flûte antérieurs au chromatisme du système Boehm ? Est-ce l’ornementation empruntée au vocabulaire « celtique » ? Mais soudain, le flûtiste prenant les devants nous emmène du côté de Poulenc, voire de Jacques Ibert, sur un développement d’une conduite qui fait supposer une partition écrite. À la guitare, Antoine Lahay s’est inventé un vocabulaire harmonique arpégé très singulier auquel le groupe doit une large partie de son originalité. Jonathan Caserta, au son très mat, pose dans le haut du manche des fondations métriques asymétriques qui rappellent celles qui lui étaient confiées au sein du groupe Charka. Et l’on n’est pas étonné de retrouver à ses côtés Faustine Audebert, chanteuse de Charka, initiée aux mystères de la polyrythmie au sein du Nimbus Orchestra sous la direction de Steve Coleman et d’un stage londonien animé par les saxophonistes Barack Schmoll et Stéphane Payen. D’un geste économe, elle colore le groupe de couleurs harmoniques et timbrales oniriques qui se sont pas encore parvenues à trouver leur place dans le cadre dessiné par la guitare. Elle donne de la voix le temps d’une chanson qui réveille d’heureux souvenirs tant du côté du progressive folk anglais que de la dite École de Canterburry. On n’a pas fait tout ce chemin pour eux, mais on les écoute sans impatience et avec plaisir en se disant que ce groupe n’est pas encore au bout de son potentiel.
Si Les Aubes lumineuses sont du pays breton, Oli Steidle & The Killing Popes ont dû franchir une sorte de « bridge » par-dessus la France où ils n’ont jusque-là eu droit de séjour qu’à Strasbourg (Jazzdor) et en Bretagne (Malguénac, où ils nous avaient emballé il y a deux ans). Depuis Malguénac, le personnel a un peu changé, le guitariste Frank Möbus ayant été remplacé par Keisuke Matsuno et le bassiste Phil Donkin par le joueur de synthétiseur Justs Rayem. Philipp Gropper reste au ténor (un saxophone dont le timbre s’amalgame à la matière timbrale collective) aux côtés du leader, compositeur et batteur Oli Steidle et de Dan Nicholls qui fait figure de co-leader, co-compositeur, bassiste et sound designer (claviers et sampling).
« Est-ce free ? Est-ce punk ? Est-ce pop ? Est-ce metal ? Est-ce jazz ? » Telles étaient les questions que l’on se posait en quittant le concert du 20 août 2021 ? Depuis, on n’y a pas trouvé réponse. Et, à vrai dire, on ne se les est pas reposées. À ceci près, qu’en guise de « free », c’est diablement organisé, voire écrit, d’une écriture qui rayonne à partir des architectures rythmiques conçues par Oli Steidle sur ses cymbales et ses fûts, architectures qui semblent s’effondrer sur elles-mêmes d’équivalences et équivalences métriques, tout en préservant une intime complicité avec les lignes de basse conçues par Dan Nicholls que, de façon virtuose et quasi ubiquitaire, ce dernier habille et rhabille d’étranges ectoplasmes sonores en constantes mutations.
De quel espace de liberté jouit le saxophone de Philipp Gropper dans cet univers labyrinthique, cela reste un mystère, mais s’il improvise c’est selon les parcours en apparence précisément fléchés qu’imposent des homophonies constamment recombinées. Il y circule comme à la maison, n’allant récupérer une partition en coulisse que pour un morceau probablement récent. Le reste du temps, seuls les nouveaux venus disposent de pupitres, le guitariste Keisuke Matsuno y trouvant de quoi participer avec une relative souplesse à cette extravagante polyphonie, Justs Rayem ne la gardant à l’œil que pour y injecter un affolante gesticulation synthétique. Combien de temps a duré ce formidable set ? On en ressort épuisé, mais ravi et sans avoir vu le temps passer.
Prochain concert des Plages Magnétiques au Vauban, le 27 avril avec le Cooking Quartet de Géraldine Laurent (Paul Lay, Yoni Zelnik, Donald Kontomanou). Plus classique ? En tout cas sans concession. Franck Bergerot