Jazz live
Publié le 26 Avr 2023

Yessaï Karapetian Quintet au New Morning : Pas de plan B !

Accompagné de deux souffleurs arméniens, l’excellent Yessaï Karapetian a exposé, ce 25 avril 2023, un projet épatant. Autour de lui, un quintette presque entièrement neuf, uni par le son de l’Arménie, et la réminiscence d’une musique qui semble directement issue du sommeil paradoxal.

La comète Yessaï vole enfin de ses propres ailes. « C’est la première fois qu’on paie pour venir me voir ! », confie le jeune pianiste, ému. « C’est bien mérité », reconnaît le public du New Morning. Autour de lui, toujours son bassiste de frère, Marc Karapetian, mais un nouveau batteur, David Paycha. Sur le devant de la scène, deux souffleurs arméniens encore mystérieux pour une grande part de la salle : Norayr Gapoyan au duduk et Avag Margaryan au blul. Ce soir, Yessaï Karapetian affirme une nouvelle orientation vers sa terre natale, l’Arménie, mais aussi une reformulation de sa musique, transfigurant ses compositions, mais aussi des danses traditionnelles.

Pas de « plan B ».

Le premier set est lancé sur le tube de son premier album, Invisible Moon. Tout d’abord, un long solo de basse. Seul guitariste sur scène, il est évident que Marc Karapetian occupe plus de place qu’auparavant, mais on le trouvait bien plus à l’aise aux côtés de son binôme Gabriel Gosse, et c’est avec incertitude qu’il explore ici les aigus de sa basse à six cordes, dans un solo qui manque d’équilibre. Après un pont en crescendo, méthode caractéristique de Yessaï, permettant d’exalter l’agitation du public et l’adrénaline sur scène, c’est alors que les deux musiciens arméniens, qui se tenaient pour le moment silencieux, se mettent à jouer. En l’espace d’un instant, on est transporté dans le nouvel univers de Yessaï, qui va bien au-delà de l’Arménie. Il excelle à faire revivre le concept de « fusion ». Les deux souffleurs ne sont pas simplement plaqués sur ce que le jeune pianiste fait déjà si bien. Si le bassiste semble moins intégré aux arrangements, sans vraiment trouver ses placements, on sent que toute la musique a été repensée pour Gapoyan et Margaryan. Ils semblent prendre la place, sans artifices, de Gabriel Gosse, qui jouait prenait sa guitare pour un synthétiseur sur l’album « YESSAÏ », apportant à la musique une touche de cosmique. C’est cet esprit presque mystique qui porte les deux souffleurs, qui complètent de leurs éléments aériens (et arméniens) les sonorités telluriques et enflammées du pianiste. On poursuit sans surprises sur une danse arménienne, le Tamzara. Yessaï ouvre la danse sur une intro-intrigue, rappelant les lignes sinueuses, comme aimantées par une mélodie intérieure, propres à Paul Bley, et son jeu s’ouvre tout autant aux silences qu’aux audaces harmoniques. On retrouve alors le style développé dans son dernier album en solo (« Ker u Sus », Paradis Improvisé), et des couleurs arméniennes qui y étaient déjà plus affirmées. Mais Yessaï sait aussi s’effacer et laisser la place à ses compagnons, qui s’expriment ici dans un langage fusionnant véritablement celui du pianiste et le leur, bien sûr teinté de tradition, mais aussi d’expérimentation. En effet, n’oublions pas que Norayr Gapoyan et Avag Margaryan furent deux solistes virtuoses du réputé Gurdjieff Ensemble enregistré chez ECM, et que l’on peut également croiser auprès de Dhafer Youssef. Après une magnifique introduction par Gapoyan au duduk sur Don Carlos, Yessaï Karapetian se joint à lui pour un pur moment de contemplation. Puis le pianiste nous offre un long solo, tourmenté et plein d’énergie cette fois. David Paycha enfin sort de l’ombre, et brille de toute sa délicatesse en accompagnant le duduk de rafales perlées, de tendres secousses.

 

Photo : Walden Gauthier©

À la fin de ce premier set, le nouveau projet de Yessaï nous apparait déjà clairement, il est défini, poli, et il est évident que le pianiste a su s’entourer des bons musiciens. Il le sait, et oeuvre tel un discret chef d’orchestre. Non seulement le jeune musicien développe un son unique et un imaginaire qui ne cessent de s’affirmer, mais ses qualités de leader se font de plus en plus visibles. Avant le deuxième set, Yessaï rappelle que cette formation se montre presque pour la première fois, et que le plan de ce soir est de ne pas avoir de « plan B ».

Création générale.

Le deuxième set prend une tournure plus électrique, avec deux morceaux de son premier album, à commencer par Leçon de Ténèbres, puis Doppelganger10. Une bonne dose de reverb et de distorsion pour le bassiste, une montée en puissance dans la synergie des musiciens, et on retrouve totalement l’ambiance explosive de l’album. Le batteur David Paycha se lâche subitement dans un solo déjanté, suivi d’un énorme solo de blul sur le premier morceau. Puis le pianiste reste caché dans l’ombre des ostinati qui tapissent Doppelganger10, laissant la part belle au bassiste et au batteur, dont le shuffle binaire rappelle les ambiances sombres et cinématiques de Fred Pallem et son Sacre. Le pianiste sort de l’ombre et frappe avec un solo incroyable, peut-être son meilleur, en tout cas un prodige qui n’a pas encore été enregistré. Une envolée indescriptible, mais monstrueuse. Cette pièce obscure prend fin sur une touche de génie, en passant sur le mode majeur, sous le regard dubitatif du reste du quintet. 

Le rappel illustre parfaitement l’absence de plan B annoncée plus tôt. Les musiciens ont joué leur musique, et il ne leur reste plus que l’improvisation pure. Visiblement, c’est dans leurs cordes. Yessaï commence par donner le La, note autour de laquelle il sautille avec minimalisme, accompagné d’une ride rivetée et de quelques points d’appuis rythmiques. Après quelques mesures d’hésitation, il est rejoint par toute la troupe, qui s’en donne à coeur-joie et transfigure cette abstraction en danse arménienne, et la soirée prend fin sur un franc succès.

 

Walden Gauthier

Crédit photos : Walden Gauthier