Musina Ebobissé au 38 Riv’ : comme un rêve éveillé
Musina Ebobissé au 38 Riv’ : comme un rêve éveillé
Le quintette du saxophoniste Musina Ebobissé se produisait hier à guichets fermés au 38 Riv’. Avec Olga Amelchenko, Simon Chivallon, Étienne Renard et Stéphane Adsuar.
Après-midi déclaration d’impôts… Opération simple dès lors qu’elle est pré-remplie. Sauf que je me heurte à des sommes incompréhensibles et des documents en ligne introuvables. 19h, je jette l’éponge. J’ai faim de musique. De la musique vivante. De celle qui se croque à pleines dents, le nez dans le pavillon du saxophonie. À la date du 5 mai, je déchiffre dans mon agenda, au crayon d’une écriture incertaine, le mot « Verheyen ». Robin Verheyen saxophoniste flamand que j’ai aimé écouter de temps à autre, lors des étapes de ses pérégrinations entre Anvers et New York. Pas vu depuis des lustres, mais j’ai aperçu régulièrement son nom associé à d’autres aussi illustres que Marc Copland, Drew Gress, Joey Baron. Né en 1983, il entrerait dans sa quarantième année. Dans mon agenda, sous le nom de Verheyen, j’avais ajouté « Barbizon ». Le Barbizon, restaurant et club de jazz du 13e arrondissement que je ne connais pas. Voilà où passer ma soirée, réentendre Robin Verheyen et découvrir un nouveau lieu. Un coup d’œil sur le net : il y jouerait entouré de Ari Rissanen, Étienne Renard et Jeff Boudreaux. Mieux qu’un coup de pied au cul ! Un regard un peu plus attentif… Ils jouaient bien là, au Barbizon, mais mardi dernier, le 2 mai. On est le vendredi 5. Déception ! Ce n’aurait pas été la première fois que je me serais rendu à un concert au mauvais endroit ou le mauvais jour. Mes nuits de jazz critic auront compté beaucoup d’occasions manquées… mais aussi de jolies surprises !
Un coup d’œil sur parisjazzclub.com : quelle surprise y trouver ? J’y retrouve Étienne Renard, l’une des belles figures de la contrebasse sorties de la classe de Riccardo Del Fra ces dernières années, toujours impliqué dans les meilleures aventures, associé ce soir à Stéphane Adsuar remarqué l’été dernier à Respire Jazz et réentendu lors d’un concert qui aura marqué ce début d’année, celui du quartette No(w) Beauty avec le trompettiste Hermon Mehari à la Petite Halle. À leurs côtés, le pianiste Simon Chivallon… l’un des nombreux pianistes sortis de l’ombre depuis mon départ à la retraite et les parenthèses du covid, et dont ma mémoire ne parvient plus à aligner les noms avec les bons visages, ni à leur attribuer une esthétique ou un son particulier. Voici le moment venu pour parfaire mon information. À l’alto, Olga Amelchenko, saxophoniste russe dont le disque « Slaying the Dream » aura été une très belle surprise de l’hiver (4 étoiles dans notre numéro de mars). Au ténor, leader et compositeur du quintette, Musina Ebobissé, souvenir flou, mais positif, d’un disque parvenu à Jazz Magazine au cours des derniers mois où m’incombait la sélection des disques à chroniquer.
Et ce beau monde est à l’affiche du 38 Riv’, 38 rue de Rivoli. Des années que je n’y ai pas mis les pieds. Vincent Charbonnier qui l’ouvrit à la fin des années 2000 fut l’un des contrebassistes en vue de la scène française des années 1980-90 en un temps où ils n’étaient pas si nombreux qu’aujourd’hui, carrière hélas un peu occultée par une confortable situation de sideman auprès de Jacques Loussier. Écarté du métier à la suite d’un AVC qui le laissa lourdement handicapé, il trouva l’énergie d’aménager cette petite cave, très compartimentée (mini labyrinthe évoquant le Petit-Opportun, la hauteur de plafond en moins), et d’en faire un lieu dédié au jazz ; dans un premier temps très tourné vers l’émergence, avec au cœur de sa programmation la jam session, selon différentes catégories stylistiques, et de l’amateur au musicien confirmé. Tout cela animé avec un enthousiasme débordant, tâtant parfois lui-même de l’euphonium à l’heure du bœuf. Depuis mon dernier passage, l’entrée sur la rue a changé, gagné en visibilité ; et ce soir, on joue à guichets fermés, seule mon ancienne carte de presse convainquant la jeune femme préposée à l’entrée de me laisser descendre parmi les pierres nues d’un escalier qui a été élargi, suite à une inspection de la sécurité et aux travaux exorbitants qui durent en découler.
La pièce principale est pleine comme un œuf, l’orchestre joue déjà devant un public plutôt jeune et je m’écrase contre un mur à l’angle duquel je peux, en inclinant la tête sur le côté, apercevoir la scène d’un œil ; puis je renonce pour ménager mon dos et laisser place à d’autres personnes qui, elles, ont probablement eut la correction de réserver. Je trouve place au bar, dans une pièce voisine où je remarque que certains jeunes gens qui vont et viennent portent des t-shirts du club, tout comme Vincent Charbonnier également présent. De là, je peux, un verre à la main, suivre le concert sur un écran. Je n’aurai pas le nez dans le pavillon du saxophone. Mais là, le son est “vrai”, même étouffé par sa circulation parmi le public et la pierre, et même si les commentaires du leader entre les morceaux me parviennent indistincts.
La musique est élégante, le mot gracieux m’est inspiré par la façon dont les deux saxophones se complètent, marient leurs sonorités dans une certaine douceur, dont leurs lignes s’épousent ou se dissocient. Je ne saurais dire pourquoi, mais il y a du Warne Marsh là-dedans, peut-être par l’intermédiaire de Mark Turner, cet effilement gracile des lignes imaginées par Musina Ebobissé, auquel font écho les phrases jamais gratuites d’Olga Amelchenko. Vincent Charbonnier, adepte de la tradition orale et d’une certaine philosophie du jazz club et de ses jam sessions, me souffle qu’il n’aime pas voir les pupitres envahir ainsi l’espace, mais nous convenons que le répertoire le mérite et que ces arrangements participent de son évidence. Sur le pupitre du piano, « il y a du courrier » comme disent les musiciens entre eux, les partitions se déplient sur plusieurs pages et Simon Chivallon sait leur donner une âme, tout à la fois décorateur (au sens fort, scénographique) et éclairagiste au service du récit des solistes ; et, lorsque vient son tour de prendre la parole, il s’y glisse ou s’en extrait sans succomber aux ficelles du « solo de piano jazz ». La contrebasse d’Étienne Renard participe de ces architectures en parfaite complicité avec la batterie de Stéphane Adsuar plus libre selon un étayage rythmique complexe, cependant jamais démonstratif, en total respect des nuances imaginées par le leader-compositeur.
C’est le deuxième concert de la soirée donné par le quintette, un premier à 19h30, le second auquel j’assiste à 21h30, deux sets chacun, introduit chaque fois par Vincent Charbonnier. Alors que les musiciens apparaissent exténués au bar, on apprend qu’Olga Amelchenko a filé au Duc des Lombards pour participer à la jam session qui s’y donnent à 23h30 tous les vendredis et samedis ; alors que d’autres arrivent pour la jam du 38 Riv’ à même heure. Dans le RER du retour vers ma banlieue, je rouvre le livre de Nancy Murzilli commencé à l’aller, Changer la vie par nos fictions ordinaires / Du tarot aux rêves éveillés, comment nous mettons nos avenirs en jeu. Partant de l’expérience qu’avait sa mère de la divination par le tarot et de la séance tirage de cartes qui sert de générique à Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda, la philosophe relativise le caractère prédictif de la cartomancie et autres pratiques divinatoires pour en analyser le caractère dynamique et mettre en évidence la complicité qui s’y trame entre le consulté et le consultant afin de construire un récit riche en potentialités qu’il revient au consulté de mettre en œuvre, en se saisissant des hasards de sa vie et de ses récits fictionnels. Au risque de trahir le propos de ce livre que je ne viens que de commencer, quelques questions me viennent à l’esprit. Quelle carte ai-je donc tirée quelques heures plus tôt en vérifiant la date de ce concert de Robin Verheyen auquel j’avais prévu de me rendre initialement ? Combien de cartes ont elles été tirées entre nos musiciens au cours ces quatre sets et quelle influence ont elles pu avoir sur le cours de leurs improvisations ? Qu’est-il advenu de ce jeune couple indécis de spectateurs dont les mains s’effleurèrent longuement avant de se saisir soudain au lieu de se joindre aux applaudissements suscités par un solo de ténor particulièrement émouvant ? Et qu’allait-il advenir lorsque, plongé dans le livre de Nancy Murzilli, je m’aperçus à la Défense que mon RER partait dans la mauvaise direction et que je disposais d’une seconde pour décider ou pas de me précipiter, au risque de m’y faire coincer, vers les portes dont la sonnerie annonçait la fermeture imminente et le départ de ma rame ? Franck Bergerot
PS : ce soir 6 mai, au 38 Riv’, deux concerts à 19h30 et 21h30 avec Sandro Zerafa (guitare), Rob Clearfield (piano), Clément Daldosso (contrebasse) et Stéphane Adsuar (batterie). Jam session à 23h30 animée par le Gabriel Midon Trio.
NB (qui n’a rien à voir, sauf peut-être avec l’idée de divination et de rêves éveillés) : Vient de paraître en DVD le film d’André Delvaux Un soir un Train avec Anouk Aimée et Yves Montand. J’attendais ça depuis si longtemps…