Charlie Jazz Festival, I : Yaron Herman, Anouar Brahem
Yaron Herman et sa grandeur d’âme
C’est bien la première fois que j’ai l’occasion de voir le pianiste israélien seul sur scène. Son album solo « Alma », paru à l’automne dernier, avait retenu notre attention par sa succession de pièces concises et vastes à la fois, pensé non pas comme une fracture du crâne mais comme une ouverture d’âme. Si Herman est en solo ce soir, ce n’est pas vraiment pour nous présenter son disque, mais plutôt pour en exploiter l’idée, celle de l’improvisation totale, qui fut son outil pour la création de ces pièces, mais qu’il utilise différemment sur scène, guidée çà et là par des citations et des bribes de standards. Selon ses propres mots « j’essaie de suivre ce qui se passe, et je fais le nécessaire » ; comprendre l’improvisation comme une nécessité, c’est accepter que le feu premier de la création n’est autre que de l’improvisation. Lorsque la mélodie d’un standard passe entre ses doigts, Herman le rembobine, retrouve l’essence de sa création, de telle sorte que cette mélodie que l’on connaît tous semble tout droit venue du ressouvenir abstrait d’une vie antérieure.
Dès le premier morceau du set, l’ambiance est donnée. Tandis que la main gauche du pianiste joue en boucle une basse lancinante, sa main droite s’envole, dégringole avec douceur, jouant sur les nuances et les accentuations. L’apparition d’une citation directe du Köln Concert, Pt. II B donne le ton, dans la lignée du grand Keith Jarrett, dont il est évidemment l’émule. Avec un grand raffinement, Yaron Herman mêle la musique traditionnelle israélienne et les standards de jazz, tout en exposant spontanément une grande science harmonique, et une virtuosité sans failles. Quand il s’élève, ses avalanches de notes sont magnifiques, et la tension qu’il met en place dans ses progressions d’accords est résolue de manière absolument jouissive, selon les codes installés par Jarrett depuis Köln. Mais la virtuosité de Yaron Herman est sans failles, aussi car celui-ci sait profiter du silence. Il sait finir ses phrases, atterrir, prendre un temps mort et laisser résonner l’histoire de la note qui vient de mourir sur la rive de nos esgourdes.
C’est à peine si j’ai le temps de me remettre des émotions de ce concert idyllique, car d’emblée la foule migre vers la scène du Moulin, pour se restaurer et profiter d’un interlude proposé par le groupe de la pianiste marseillaise Cathy Escoffier, Serket & The Cicadas, dont le dernier projet avait été une Révélation! dans nos pages (Cathy Escoffier (p), Julien Heurtel (dm), Guillaume Renard (cb)). Sur la petite scène qui se trouve près du Moulin à Jazz, club animé toute l’année par l’association Charlie Free, et proposant une riche programmation, le trio propose une création, qui a émergé pendant une résidence d’une semaine dans ce lieu. Autour d’un prétexte narratif (une voix-off peu convaincante raconte un western entre chaque morceau), le trio brode un univers à l’identité encore hésitante et qui, malheureusement, n’aura pas su retenir notre attention.
La prophétie d’Anouar Brahem
Depuis plus de 25 ans, le joueur de oud tunisien Anouar Brahem promène son instrument dans des contrées inattendues…mais se fait bien rare dans la nôtre. Après sa dernière venue au Charlie Jazz festival il y a 10 ans, ce concert est sa seule date en France cet été. Un concert unique que nous avons pris le temps de savourer.
Il est aujourd’hui entouré du quartette créé en 2009 pour l’enregistrement de « The Astounding Eyes of Rita », publié chez ECM. Dans ce projet qui traverse en diagonale la majeure partie de son répertoire, Brahem peut compter sur le bassiste Bjorn Meyer, le clarinettiste Klaus Gesing, et le percussionniste Khaled Yassine, au bendir et à la darbouka. Le oudiste est depuis longtemps situé comme la pierre angulaire de la modernité et de la tradition, articulant avec brio le jazz et la tradition tunisienne et, plus précisément, turque. En effet, sa technique au luth est en grande partie héritée de la tradition musicale turque, que l’on retrouve au niveau de la recherche d’un son sec, sans résonnance, et en même temps moelleux et fluide, caractéristique d’une esthétique égyptienne. Il est accompagné par son quartette dans la recherche sonore, et Gesing comme Meyer contribuent à développer une couche sonore uniforme et unique en son genre. Là encore, les musiciens font preuve d’une virtuosité discrète. Tandis que le oudiste, dans ses solos, pèse ses notes et joue avant tout sur le placement des accents, le bassiste lui, prolifère sur une droite continue, balayant l’espace de son manche, glissant quelques harmoniques bien placées. À partir du troisième morceau, Anouar Brahem se met à murmurer le thème d’une composition très cinématographique. Toujours à la croisée des genres et des médiums, le oudiste aime les musiques picturales, et a composé de nombreuses B.O. Plus tard, alors que Klaus Gesing souffle des rafales saccadées dans son saxophone soprano, et que Bjorn Meyer joue exclusivement en taping, c’est au tour de Khaled Yassine, à la darbouka, d’exposer son rôle harmonique, qui n’a rien de secondaire. Accompagné dans son solo du pizzicato sec et rythmé de Brahem, une certaine joie transpire, bien que l’ambiance reste au calme et à l’apesanteur. De nombreux auditeurs avoueront s’être assoupis, embarqués dans des rêves fabuleux. Cela n’a rien de péjoratif, et beaucoup ont interrompu le rêve pour un ultime rappel.
Walden Gauthier
Crédit photos : ©Walden Gauthier