Jazz à Oppède, première!
Un nouveau festival vient de naître : jazz à Oppède, dans un magnifique petit village du Lubéron.
Tout nouveau festival mérite, dans le contexte actuel, d’être salué. Mais celui-ci plus encore car il adopte une programmation de qualité, exigeante, et donne l’occcasion d’entendre certains musiciens trop rares, comme le merveilleux Philippe Deschepper dont je reparlerai plus tard.
Cela se passe donc à Oppède, petit village de 1360 habitant, doté d’un terreau associatif assez exceptionnel (plus d’une trentaine d’associations). Anne-Marie Parein a conçu une programmation de qualité mettant en valeur les artistes mais aussi le patrimoine du village. C’est ce qui nous permet d’entendre le saxophone baryton de François Corneloup en solo, au milieu d’une clairière délimitée par six chênes verts. En solo, c’est beaucoup dire : un escadron de cigales accompagne François Corneloup dans l’écrin de verdure de la Terrasse Sainte-Cécile. Corneloup joue donc, avec son sax et le drumming des cigales. Son solo est à la fois libre et très structuré. Il le commence en explorant Sophisticated Lady et de Giant Steps, et le terminera de même. Entre les deux, il aura fait entendre toute la palette de son saxophone, dans le grave, dans le très grave, dans le sur-grave, mais aussi dans le medium, dans l’aigu et même dans le suraigu. Il fait entendre aussi tous les modes de jeu, tendre, éruptif, agressif, lyrique, apaisé. Et parfois, ce qui est très beau, un mélange de tout ça, comme par exemple dans Django, énoncé et médité avec une sorte de lyrisme grondeur et à fleur de peau.
On retrouve François Corneloup le soir, en duo avec la comédienne Anne Alvaro, pour des lectures d’Italo Calvino et de Samuel Beckett au son du baryton. On découvre une autre facette de Corneloup, dans un rôle de groove-man qui porte Anne Alvaro. La voix de la comédienne est un magnifique instrument de musique avec de temps en temps, en fin de phrase, des inflexions graves, un peu salies qui font l’effet de blue-notes.
Le deuxième concert du soir est un trio de fortes personnalités : Christiane Bopp, trombone, Bernard Santacruz (contrebasse), Bruno Tocanne (batterie). Ah, Christiane Bopp ! Elle joue du trombone comme personne. Son travail sur le son est unique, avec des growls dans le grave, des effets de vocalisation qui nous emmènent en Afrique du Nord ou dans les bayous de Louisiane. Mais le concert dévoile aussi une autre facette de son jeu : son lyrisme. Des traits mélodiques étincelants et gracieux émaillent son jeu. L’expression de ce lyrisme est favorisée par les deux grands musiciens qui l’accompagnent, Bernard Santacruz, à la contrebasse, au drive puissant et inspirant, et Bruno Tocanne, à la batterie, qui fait admirer la finesse et la légèreté de son toucher. Un moment magnifique parmi d’autres : quand Christiane Bopp trouve au trombone des équivalents sonores aux roulements de Bruno Tocanne sur sa batterie. Et ces trois musiciens n’avaient jamais joué ensemble !
Le lendemain après-midi, dans une petite trouée de verdure, les spectateurs présents eurent le privilège d’écouter un grand guitariste européen : Philippe Deschepper, auteur avec Steve Swallow et Henri Texier de disques marquants, auteur aussi en solo de disques de références (par exemple Attention escaliers, chez Emouvance). Philippe Deschepper n’avait pas joué en public depuis plusieurs mois. Il a délivré une leçon de toucher, de justesse, de délicatesse.
Il édifie ses objets sonores en commençant par un ostinato dont il fait une boucle, avant de greffer dessus des improvisations qui ont leur part d’ombre et de mystère, épicées de distorsions, delay, réverb, qui semblent toujours choisies et dosées dans le prolongement de la logique musicale du morceau. Il joue, en guise de cadeaux, deux compositions de Monk, Crepuscule with Nellie et Ruby my dear. IL a, dans ses improvisations, une capacité à passer du limpide au mystérieux. Sur Ruby my dear, à un certain moment, son improvisation semble prendre un tour imprévu, comme si le morceau était mangé par la nuit.
Le dimanche soir, deux très beaux programmes, Perrine Mansuy suivie du trio de Sébastien Lalisse. Perrine Mansuy a réalisé sous son nom plusieurs albums remarquables (Vertigo Songs, avec Marion Rampal comme invitée, Les quatre vents ou encore Rainbow shells). Son prochain album, Murmures, enregistré aux studios de la Buissonne, est un projet de piano solo, le premier de sa carrière. Sur le beau Steinway transporté à Oppède, elle donne au public la primeur de ce projet. Très vite, dès les premiers morceaux, elle affirme son approche pianistique. Elle ne traque pas les équations rythmiques au cinquième degré, ni n’aspire à à s’aligner avec les sprinters des quatre vingt huit touches. Elle cherche le son. Elle travaille, pétrit comme une glaise, de beaux accords riches et profonds. Elle joue avec les résonnances qu’elle fait monter comme des vagues. Elle s’y immerge et le public avec elle. On pense en plusieurs moments à Keith Jarrett pour le lyrisme échevelé, mais aussi à Enrico Pieranunzi pour la richesse de la trame harmonique. Elle sait faire évoluer la beauté du son et des accords vers le blues, le folk, ou la dissonance, de sorte que ses compositions ne paraissent jamais statiques mais ont toutes l’air de raconter une histoire.
Ensuite, un jeune trio de surdoués mené par le pianiste Sébastien Lalisse, avec maxime Atger (saxophone alto), Pierre-François Maurin (contrebasse). C’est un trio de surdoués qui ont tout écouté, tout digéré (on entend beaucoup Paul Desmond, Jimmy Giuffre, Lenny Tristano). Ils cherchent à retrouver une sorte d’innocence dans le chant, la naiveté des premières fois. Ils y parviennent. Notamment grâce à Maxim Atger et sa belle sonorité diaphane, qui égrène quelques notes magiquement suspendues qui flottent dans l’air comme des nuages, mais qui à d’autres moments fait entendre des notes étranglées, de petits jappements bruitistes, des stridences qui épicent son jeu. Parfois il sonne presque klezmer. La musique est tout en ruptures. Elle donne une sensation d’espace, de langueur, de temps étiré. Derrière cette impression, il y a une logique poétique mais aussi politique, comme l’explicitera le pianiste Sébastien Palisse, remarquable pour son swing frais et énergique : « On revendique le droit de ralentir dans un monde qui va trop vite ». En ce début du mois de juillet 2023, Oppède était l’endroit idéal pour exercer ce droit de ralentir.
JF MONDOT