À plus tard, c’était le titre de son premier disque à la tête de l’ONJ en 1992. Un titre qu’auront en tête les plus vieux d’entre ceux qui l’accompagneront en physique ou par la pensée, demain 27 juillet, au crématorium du cimetière Py de Sète à 13h30. Tout en se disant qu’il est parti trop tôt.
Né à Versailles le 24 mai 1958, le pianiste, chef d’orchestre et compositeur Denis Badault est décédé, sans prévenir, et la nouvelle de sa mort comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux a pris de court la plupart des médias officiels.
Dans les couloirs du Cim
Passé par l’étude du classique jusqu’au Conservatoire national supérieur de Paris, il fait irruption sur la scène du jazz en figurant au Palmarès du 3ème Concours National de Jazz de la Défense en 1979 (1er prix au quartette d’Éric Le Lann, 3ème prix à la prestation solo de Laurent Cugny). Une encore modeste 5ème place qui lui vaut un premier engagement parisien de quinze jours au Piano-Bar, club éphémère du 13e arrondissement. Souvenirs ! On fait plus ample connaissance au Cim d’Alain Guerrini, où, quoique non mentionné dans la légende, il apparaît en mai 1980 sur la photo de l’équipe pédagogique en double page du Jazzophone. En septembre, l’envoyé de Jazz Hot, le remarque au stage de big band de l’Afdas alors que Jean-Claude Naude, l’un des quatre arrangeurs invités, lui confie la direction de l’orchestre. La voici, sa vocation ! D’emblée, un optimiste, qui ne doute de rien, d’un lyrisme décomplexé, d’un humour débridé. Son enthousiasme déborde dans les couloirs de la première école de jazz en France. Comme pour mettre les points sur les i, son premier disque enregistré vers 1985 affiche en guise de titre « Et Voilà », en trio avec Yves Torchinsky à la contrebasse et François Verly à la batterie.
La Bande à Badault
Mais surtout, depuis 1982, son big band participe au renouveau du jazz français qui, à la suite de Patrice Caratini et Martial Solal, donne un nouvel élan à l’art du grand format orchestral en jazz. Dans l’ordre d’entrée en scène : Laurent Cugny, Antoine Hervé… et Denis Badault qui n’enregistre qu’en 1986 le premier et unique disque de La Bande à Badault, « En Vacances au soleil ». Et c’est vrai que cette bande paraît en vacances au soleil. Un bande ? Une génération ! Philippe Slominski, François Chassagnite (trompette), Jean-Louis Pommier (trombone), Michel Godard (tuba), Bobby Rangell (sax alto), Xavier Cobo (sax ténor), Dominique Pifarély (violon), Lionel Benhamou (guitare), Emmanuel Bex, Andy Emler (piano et claviers), Marc-Michel Le Bévillon (contrebasse), Umberto Pagnini (batterie) et Denis Badault tout à la direction de cette bombe d’enthousiasme. Parmi les originaux, un hommage (C’est la faute aux Brecker Brothers) et une reprise (Three Views of a Secret de Jaco Pastorius), reflets d’un époque où je vois encore Denis me vanter au bar du Cim les mérites du disque de Don Grolnick « Heart and Numbers ». Et j’allais oublier cet autre emprunt, Entre deux mots sous le titre duquel est revisité le sublime Silence de Charlie Haden, avec Dominique Pifarély en soliste.
L’ONJ à Jeanneau
Alors que ce programme tarde à être enregistré (1987), la bataille fait rage autour de la création de l’Orchestre national de jazz (ONJ) en 1986 et la commission qui en adopte le principe. L’argument en sa défaveur : alors que les grands orchestres souffrent de leurs coûts de fonctionnement et du manque de soutien financier, toutes les aides vont être absorbées par un seul orchestre, officiel, qui va vider ses concurrents en kidnappant les meilleurs pupitres et solistes de la scène française, s’accaparer les rares occasions de faire jouer un grand orchestre de jazz. Finalement, Denis Badault accepte de partager avec Andy Emler les claviers du premier ONJ dirigé par François Jeanneau, qui inscrit à son programme un morceau que Denis avait déjà enregistré en trio : Sur les marches de la piscine. Pour beaucoup d’observateurs, la pièce la plus séduisante de ce premier programme “national”.
Six ans et un disque plus tard – en quartette avec Simon Spang-Hanssen (saxes soprano et ténor), Yves Torchinsky (contrebasse) et François Laizeau (batterie) –, c’est au tour de Denis Badault de prendre la tête de l’ONJ : le mandat initialement d’un an s’est allongé de deux années et trois disques verront le jour.
L’ONJ à Badault
Le premier « À plus tard » laisse transparaître l’influence du Vienna Art Orchestra, au moins sur le plan de la distribution orchestrale qui confie un pupitre de trompette à une chanteuse : Élise Caron qui fait ainsi, en cet été 1992, son entrée dans la discographie du jazz. Autour d’elle, une section de cuivres totalement renouvelée : Claus Stötter et Claude Egea (trompette), Jean-Louis Pommier, Geoffroy de Masure (trombone) et le tubiste Didier Havet révélé au sein de l’ONJ 86. Spang-Hanssen est épaulé par Philippe Sellam (sax alto) et Rémi Biet (sax ténor). On retrouve Lionel Benhamou à la guitare aux côtés d’une section de cordes frottées, le violoniste turc Nedim Nalbantoglu fraîchement arrivé en France, le violoncelliste Laurent Hoevenaers et l’ancien bassiste du Vienna Art Orchestra, Heiri Känzig. Laizeau se partage les fonctions percussives de façon très complémentaires avec Xavier Desandre-Navarre révélé au sein du Big Band Lumière de Laurent Cugny.
Après ce premier jet et de menus remaniements, l’ONJ-Badault se penche en 1993 sur une exercice patrimonial avec le programme « Monk Mingus Ellington » et le mandat de Badault se termine par un “live” d’adieu (« Bouquet Final ») capté au Théâtre Dunois où la Bande à Badault avait enregistré huit ans plus tôt. En 2016, lorsque l’ONJ célébrera ses 30 ans à la Cité de la Musique, c’est une version d’À plus tard totalement rajeunie, débridée et dépoussiérée que Badault sortira du placard avec une Élise Caron au sommet de son art.
La vie après l’ONJ
L’ONJ, ça n’a qu’un temps et le retour à la vie ordinaire n’est pas chose aisée. On vous a beaucoup vu – en fait, pas tant que ça –, et l’on aurait tôt fait de finir aux oubliettes. C’est compter sans les ressources d’énergie et d’enthousiasme de Badault. Et si les médias et les affiches se sont fait discrets à son égard, il n’a pas baissé les bras. Certes, entre « Ekwata » en duo avec Simon Spang-Hanssen (1994) et « Trio Bado » avec Olivier Sens (contrebasse) et François Merville (batterie) (1991, live au Duc des Lombards), six ans se sont écoulés, et quasiment une décennie avant « H3B » en trio avec Tom Arthus (trompette), Régis Huby (violon) et Sébastien Boisseau (contrebasse). Mais ce dernier trio réitère trois ans plus tard, Badault offrant au même moment son piano au poète-rocker Éric Lareine qui produira « L’Évidence des contrastes » (2014) et « Méloditions » (2020). Mais ce n’est là que la partie immergée d’un iceberg d’hyperactivité qui passe par des formations restées sans disque (BarOrtiColl avec Guillaume Orti et Médéric Collignon) ou le trio l’associant aux deux claviers de la Bande à Badault, Emmanuel Bex et Andy Emler. Il répond à des commandes d’œuvres pour grandes formations de tous horizons et de tous âges : La Reine de neiges dès 1996, conçu avec le guitariste Malo Vallois, pour chœur d’enfants, ensemble de saxophones et ensemble d’improvisateurs), les Percussions-claviers de Lyon, les Orchestrades de Brives, Badoxymore pour l’Orchestre national de Montpellier.
Une vocation
Installé dans le Sud de la France, Badault s’investit au four et au moulin dans la transmission de cet art qui s’était épanoui pour lui dans le contexte du Cim. En 2021-2022, il prend la direction de l’Orchestre national des jeunes décentralisé en Occitanie, avec des résidences au CRR de Montpellier, à la Casa musicale de Perpignan, à l’Université de Toulouse, à l’Astrada de Marciac, et même à Paris au CRR et au Studio de l’Ermitage. Il y a quelques mois, il participait même comme intervenant à l’Académie de composition jazz organisée par l’ONJ et Real Time Music à la Dynamo de Banlieues bleues.
Il était décidément trop tôt cher Denis…
Franck Bergerot