Émile Parisien et Matthias Van den Brande laissent le cloître en émoi
Hier 6 août, il fallait être à l’Avignon Jazz Festival qui accueillait le trio du saxophoniste Matthias Van den Brande vainqueur 2022 du Tremplin Jazz d’Avignon et le « Louise Sextet » d’Émile Parisien en VF.
1ère partie : Matthias Van den Brande Trio
Il n’y a aucun autre endroit où j’aurais voulu me trouver hier soir. Bien sûr, j’étais là pour Émile Parisien et ses amis dont on connaît les succès scéniques, mais la première partie sut me faire oublier mon impatience et le public même n’a pas boudé cette formule réputée austère, le trio sax-basse-batterie, adoptée par Matthias Van den Brande et ses complices, le contrebassiste Tijs Klaassen et le batteur Wouter Kühne. D’emblée, je retrouvais cette grâce qui m’avait fait songer l’an passé au trio Fly de Mark Turner, Larry Grenadier et Jeff Ballard, tant dans le son collectif que dans la personnalité du saxophoniste : phraséologie d’une virilité tranquille avec ces cascades faussement paisibles de notes conjointes aux angularités inattendues, mêlant souvenir de progressivité harmonique, de piquetage motivique rollinsien, voire de vagabondage ornettien, le tout en prenant son temps avec une patiente obstination, autant d’atouts qui lui avaient valu au Tremplin d’Avignon 2022, le prix de soliste en plus du Grand Prix pour le trio.
Lorsque vers la fin de ce répertoire d’originaux, d’une grande variété de point de vue, il reprit Chelsea Bridge (comme il le fit lors de sa participation au tremplin 2022), il nous rappela qu’il est aussi arrangeur (voir son « Opus #1 », sur Soul Factory) par le chic avec lequel il répartit entre saxophone et contrebasse l’exposé du thème de Billy Strayhorn pour en magnifier la profondeur. Et son Covid Blues est une petit chef d’œuvre de développement qui dilue le carcan des douze mesures et où l’on se fait embarquer du thème à l’improvisation sans en avoir pris conscience.
Mais il s’agit bien ici d’un collectif, avec un contrebassiste, Tijs Klaassen, à la sonorité profonde, d’une sobriété virtuose pleine d’autorité, optant ici et là pour l’archet, saxophone et contrebasse intimement tramés dans le maillage serré de la batterie de Wouter Kühne qui compose-recompose les grooves avec une vigoureuse délicatesse, sobrement hyperactif dans sa façon de jouer aux poupées russes avec les métriques. Et à l’issue de cette prestation plutôt longue pour une première partie, le public, quoique merveilleusement mis en appétit, en a redemandé, tandis qu’en coulisses, les amis d’Émile Parisien, comme me l’a confié l’un d’eux, patientaient en tendant l’oreille avec le plus vif intérêt.
2ème partie : Emile Parisien Sextet
L’an passé, au Respire Jazz Festival, je m’étais réjoui de voir le programme « Louise » d’Émile Parisien en version française, c’est-à-dire avec ses vieux amis… Le sextet franco-américain venait de se séparer à l’issue d’une belle tournée et Émile, dans la campagne charentaise, jouissant de la convivialité d’une festival à taille humaine, retrouvait ses potes. Ça avait été un concert assez fou, réjouissant de malice et de camaraderie complice, avec Julien Touéry au piano, le vieil et brillant copain de l’historique Émile Parisien Quartet, et Simon Tailleu à la contrebasse, d’un enthousiasme mingusien.
Hier, à Avignon, un an plus tard, le répertoire hyper rodé, tant en VO (Théo Crocker, Joe Martin et Nasheet Waits) qu’en VF – Yoann Loustalot (trompette), Manu Codjia (guitare), Roberto Negro (piano), Florent Nisse (contrebasse), Gauthier Garrigue (batterie) –, témoignait d’un niveau de maturité sans rien perdre ni en fraîcheur, ni en élan ; une réussite qui tient manifestement à la personnalité d’Émile, comme le confiait Loustalot à la sortie du concert, tant L’Émile est habité par sa musique, tant son écoute des comparses est intense, tant il est présent sur scène pour stimuler, encourager, inciter, admirer…
On pourrait y voir un sens du show (et pourquoi pas), une manière de pose, de chiqué… Émile est comme ça depuis toujours, le corps traversé par les soubresauts, les fulgurances, les déchirures et les jubilations de sa musique. Sa gesticulation (rictus, roulements des yeux, torsions du buste, déhanchements, jeux de jambes, etc.) participe de sa concentration, de son attention à son orchestre, de sa direction musicale.
L’Œil écoute écrivait Paul Claudel en titre d’un recueil d’une quarantaine de textes sur des grandes œuvres picturales, plastiques, voire musicales… J’aime l’expression tout en me gardant de cette écoute tronquée qui consiste à regarder jouer au détriment de l’audition véritable, déplorant la médiocrité, d’ailleurs assez commune, de mes capacités d’écoute et de commentaire… Hier, je me suis laissé aller à écouter avec mes yeux. J’ai vu les mélismes de son introduction sur Louise, l’excitation à l’abord des premiers rapides rythmiques, la transe de Memento en hommage à sa mère, le bonheur empathique pris à l’écoute de ses comparses, les exhortations, les mains qui semblent vouloir faire rouler la musique, l’agenouillement recueilli ou admiratif dans un moment de grâce ou de paroxysme…
Je ne suis pas photographe et je ne dispose pas d’appareil digne de cette activité, mais puisque sur ces sites où nous œuvrons bénévolement nous sommes invités à illustrer nous-mêmes nos papiers, je me suis laissé aller à multiplier les clichés (d’où Florent Nisse et surtout Gautier Garrigue sont hélas quasi absents).
Après un premier salut, le sextette a repris en rappel la composition de Theo Crocker Prayer for Peace, incantation des vents reprise en boucle, avec une intensité croissante jusqu’au quasi chaos, dans un environnement des autres instruments partant d’imperceptibles tintinnabulement à d’horrifiques bruissements.
À la sortie, Émile Parisien et Roberto Negro m’ont remis le disque reprenant leur programme à partir du Quatuor à cordes n°1 de György Ligeti (Les Métamorphoses nocturnes) dont j’avais rendu compte dans ces pages à l’occasion d’un concert donné à l’Atelier du Plateau le 18 mars 2015. La parution chez Act de ces exigeantes « Métanuits » témoigne de la tenace capacité d’Émile à résister aux sirènes du succès et à maintenir le cap chez un Producteur, Siegfried Loch, que l’on sait prompt à dicter ses directives aux artistes d’un catalogue aux visées commerciales ambitieuses. Et tout à l’honneur de ce dernier d’avoir fait accueil à ces « Métanuits ». Franck Bergerot