Jazz live
Publié le 21 Août 2023

Retour à Cluny pour la quarante-cinquième édition de JAZZ CAMPUS

Ah, retourner à Cluny chaque année, pour les derniers feux de l’été, même s’ils sont torrides, suivre l’aventure durable de Jazz Campus, ce festival formidable, à taille humaine, est l’un des plaisirs rares de ce qui n’est décidément pas ma saison préférée. Surtout en cet été 2023 caniculaire! Le festival, dans sa quarante-cinquième année, a été fondé par le contrebassiste Didier Levallet, (sous le nom de Jazz à Cluny), Profondément attaché à cette terre, il nous fait découvrir dans des lieux originaux le Clunisois, territoire bourguignon de la Saône et Loire,au vignoble délicat et tonique, au patrimoine historique qui compte ( Cluny est célèbre dans la chrétienté pour son abbaye romane millénaire). L’accueil est généreux, simple et bon vivant par une équipe épatante de bénévoles dont certains, au fil du temps sont devenus des amis.

Jazz Campus – Accueil – Festival et stage de Jazz à Cluny en Bourgogne 2023

Samedi 19 Août : ouverture du festival

Tour du Farinier, 20h30.

Duo Laurent DEHORS Céline BONACINA

Un duo de deux saxophonistes ce n’est pas banal mais quand il s’agit de Laurent Dehors et Céline Bonacina, on peut s’attendre à tout, même si, dans mon cas, ce n’est plus une révélation, ayant eu le choc de la découverte en mars dernier à Aix en Provence, au Petit Duc.

Mais je ne rechigne pas à les réentendre, de surcroît dans ce lieu exaltant de la tour du Farinier (de l’Abbaye). On savoure le moment, profitant de l’acoustique exceptionnelle, presque sans sonorisation, avec le merveilleux décor de chapiteaux en marbre historiés et la voûte en berceau carénée. Et puis, un concert n’est jamais le même et il faut saisir la chance de voir et revoir de tels artistes quand l’occasion se présente.

Berceau caréné de la voûte du farinier (s.c)

Revenons sur la configuration de ce duo insolite, à la vitalité impressionnante : Laurent est polyanchiste et praticien de la cornemuse, sa musette du Berry. Quant à Céline, si elle est connue au sax baryton, elle joue également du soprano dans ce projet dont elle a eu l’idée, en 2021, ayant apprécié le travail d’ improvisation avec Laurent : ils ont su très vite trouver le juste équilibre entre l’espace laissé à l’autre et celui que l’on prend. La forme de ce duo prête d’ailleurs à réfléchir. Quand commence la musique en jazz ? Après l’exposé du thème-y en a t il un d’ailleurs?

Duo de sax baryton et de clarinette basse

S’ils ont des débits, des phrasés différents, des univers a priori dissemblables, sur scène l’alchimie fonctionne. Une musique écrite tout en restant tournée vers l’improvisation où l’on apprend à saisir le temps dans l’instant, en se jouant des artefacts, toujours possibles. On a affaire à un spectacle total et il faut être très attentif pour suivre ce ballet chorégraphié où Laurent virevolte en permanence, en changeant, adaptant, fixant ses multiples instruments. Les divers instruments trouvent leur place tout naturellement en un jazz mélodique porté par des rythmes vivifiants . Le répertoire co-écrit enchaînant une série de treize pièces courtes mais intenses (plus deux rappels “Mimi” et “Duo de valse”) avec alternance de pupitres, comme un petit jeu supplémentaire, traduit la vision de leader et de compositeur de chacun.

Céline, une fausse fragile.

Céline et Laurent

Venue du bop, Céline Bonacina a vite participé à des big bands mais elle écrit beaucoup de compositions originales adaptées à chacun de ses saxophones : au baryton elle tient à se différencier du son attendu, plutôt “velu”et cherche des sonorités aiguës. On ressent les influences de John Surman à Bobby Mc Ferrin dans les reverbs delays, boucles jusqu’à la transe. Plus fluide et délicate Céline? Pas sûr! On ne peut s’empêcher d’être surpris quand on la voit manier ce gros engin et son harnais de plusieurs kilos.

Le rythme est sa porte d’entrée : sur “Angel”, elle commence d’ailleurs au kayembe, percussion idiophone réunionnaise pour jouer sega et maloya, shaker allongé avec des grains qu’il faut remuer, secouer dans un mouvement qui part du bassin! Précédant un solo particulièrement mélodieux de Laurent à la clarinette avant de repasser au baryton, le kayembe continuant à égrener sa petite mélopée dans le looper. Sur “Earth’s Breath”, un chant écolo avec bruits de clé en intro, Céline chante et sa voix s’entend alors dans le baryton. Une voix certes mais sans paroles comme un instrument supplémentaire pour ce chant de la terre.

Dans “Open the door”, elle fait l’intro rythmique avec slaps au baryton avant l’entrée de Laurent à la clarinette basse, puis celle du looper qui produit une autre variété d’effets.

Tous deux imitent “Les oiseaux” en pensant à Messiaen avec leur instrument respectif, Céline au soprano cette fois, Laurent à la clarinette, en jouant du bec : pépiements, petits sons stridents, sans oublier les bandes enregistrées dans le looper. Et c’est ce moment que choisissent les pipistrelles, ces toutes petites chauve-souris pour voleter dans la nef.

Continuant à ajouter des sons sur “Les petits escaliers” des bruits de bouche shhhhhh de Laurent, en boucle, des “body rhythms” imprimant une pulse constante sur tout le morceau.

De même qu’il s’agit d’une fausse fragilité pour Céline, on ne peut affirmer que le chant serait le fil conducteur pour lui, elle se gardant le rythme. Ce n’est pas aussi simple. Ils tirent admirablement parti de la mobilité qu’engendre le duo dans la répartition des rôles : places et fonctions bougent en permanence chez ces solistes qui travaillent dans la même direction. Inversant les rôles, chacun prend des solos et tient la partie basse quand il faut aider l’autre. A parité…

Ils peuvent commencer à l’unisson sur le “Jingle” inaugural, jouer ensemble sur un duo bien nommé “Duo de la” après “Attention à tes béquilles”( issu du programme en Big Band Tous dehors Les Sons de la vie), Laurent sortant l’impressionnante clarinette contrebasse qui surpasse la clarinette basse déjà imposante.

Laurent et le décalage oreille

Comme Roland Kirk? ( S.C)

Un autre thème sera détourné “Disco” car il n’y a jamais de barrières entre les styles, les genres, le décloisonnement est recherché passionnément. Laurent Dehors n’est jamais meilleur que quand il se livre à un dérèglement des sens tout à fait contrôlé : toujours dans le détournement jusque dans ses micro-citations (“Lettre à Elise”) abruptement parodiques,il aime jouer des transversalités, déjouer les musiques populaires : on se souvient de sa Petite histoire ( dérangée) de l’opéra, entendue ici à Cluny, rendant la musique savante et sérieuse, accessible au plus grand nombre. En 2014, son programme Drift en duo avec Sylvain Thévenard virevoltait autour de Debussy et ses musiques “aquatiques” dans le tinailler du château de la Comtesse de Berzé, autre lieu insolite.

On n’est pas surpris au fond de ce nouveau projet de Laurent Dehors qui n’est jamais tant heureux quand il peut croiser les genres musicaux à condition que le parcours soit ludique tout en restant sérieux.

Ah ma musette du Berry ! (S.C)

On l’attendait sa musette du Berry qu’il actionne avec jubilation comme quand il essaie tous ses instruments à la fois, clarinettes et saxophones. Ses élucubrations gestuelles et instrumentales, quand il se jette dans la musique, sort de la cornemuse un son persistant qui vrille volontiers les tympans. Il aime se pousser dans les aigus, travaille toujours sur les textures, les timbres, les accidents sonores, et en premier, ce matériau extraordinaire qu’est le souffle : ludique et lyrique à sa façon, une poésie instantanée se dégage de ces zigzags et acrobaties jusqu’au “folklore” dans ce final surprenant qui, loin de résonner du son des tambours japonais, nous immergerait plutôt cornemuse en tête dans un bagad du festival interceltique de Lorient. Un“Taïko blues” volontiers festif, un échange piquant cornemuse-soprano.

Ce formidable musicien insolent et drôle n’est jamais où on l’attend. Au contact d’une saxophoniste qui sait dompter le silence et résister avec humour à ses pitreries sonores, il tient l’échange sur le fil. C’est la force de cette alliance créative due au talent et aux sensibilités propres. Des éclats soudains mais aussi de superbes unissons, de la rigueur en dépit de ces décalages oreille qu’il affectionne. Un partage sensible comme les affectionne Didier Levallet.

La tour du Farinier (s.c)

Dimanche 20 Août

Noé Clerc Trio

Tour du farinier, 20h.30.

Deux soirs de suite au Farinier, cela ne se refuse pas! Cette architecture exceptionnelle réclame des concerts intimistes, acoustiques, des duos comme celui d’hier soir ou un trio sans piano ni guitare électrique comme ce soir. La jauge raisonnable de 200 places sera atteinte, le public plus que fidèle vient en nombre.

C’est une formation originale pour un trio (accordéon-basse-batterie) moins traditionnelle que piano-basse-batterie ou même sax-basse-batterie. Didier Levallet rappelle la place faite aujourd’hui à l’accordéon dans le jazz et se souvient de la venue de Richard Galliano (en duo avec Michel Portal dans les jardins de l’abbaye ) ou de Pascal Conte.

Le groupe de l’accordéoniste Noé Clerc ( premier album Secret Place, sorti en 2018 chez No Mad Music ) a profité du dispositif formidable de Jazz Migration qui favorise l’émergencede nouveaux talents.

https://jazzmigration.com/category/laureats-jm8/

Après Junas en juillet, voilà le trio qui débarque à Cluny pour une suite de compositions originales dans un programme qui intercale habilement des pièces de leur premier album avec celles du prochain à paraître en 2024 au printemps. Selon l’avis même du leader, il s’agira d’exalter les mêmes couleurs sonores avec une orchestration qui laisse une place plus égale aux trois instrumentistes. Une certaine continuité donc avec moins d’effluves balkaniques et une appétence pour les musiques répétitives à la façon de Terry Riley.

Le trio se livre à un petit rituel enchaînant les deux mêmes titres à chaque concert pour faciliter l’adaptation à un nouveau lieu : “Premières pluies” par petites touches impressionnistes évoque ces gouttes de pluie qui enflent crescendo et se déchaînent en orage et tempête comme celle qui a frappé Cluny la semaine dernière. Le jeune accordéoniste installe seul dès les premières notes ses couleurs délicates de porcelaine qui vont s’intensifier avec l’entrée de la rythmique .“Blue Mountains” rend la lumière changeante de montagnes que fixait Monet dans ses séries à diverses heures de la journée. Une vision contemplative quelque peu secouée par la vigueur de la rythmique. On dénote un sens de l’écriture et de la mélodie immédiatement perceptibles pour ce jeune accordéoniste sorti du CNSM avec une solide formation classique, prix d’instrumentiste à La Défense en juin 2021. S’il s’est choisi Vincent Peirani pour mentor, le musicien, Révélation Jazz Magazine, a un style propre qui n’avait pas échappé au journal qui soulignait qu’il ne sonnait pas comme les autres. La rythmique n’est pas en reste, évoluant avec aisance dans les compositions de l’accordéoniste, mélodiques, accrocheuses, aux tempos très enlevés que le public apprécie.

Le contrebassiste, issu lui aussi du CNSM, Clément Daldosso a commencé par le collège de Marciac et on l’a vu avec un autre Noe très doué, le pianiste Noé Huchard.Quant à Elie Martin Charrière, le jeune batteur bourguignon (engagé dans le dernier quartet du saxophoniste Pierrick Pédron), il fut qualifié par notre cher Pascal Anquetil de “tambour majeur du jazz français d’aujour’hui” dans un portrait sensible pour Tempo le magazine du Centre Régional de jazz en Bourgogne.

Il s’impose dès la balance car il n’entend pas suffisamment la main gauche et les accords de l’accordéoniste . Pour mettre en valeur et préciser le son de l’instrument, une enceinte sera rajoutée en front de scène avec delay. Pour la contrebasse, le réglage développera des harmoniques aiguës en atténuant les graves. Avec ces ajustements, le son est des plus convaincants, un travail d’orfèvre d’Alban et John qui détachent le son chaleureux de la contrebasse et soulignent la frappe sèche, terriblement précise et énergique aux baguettes, le travail aux balais sur la caisse claire et grosse caisse.

Pour le troisième titre, “Libidipdip”, le contrebassiste sur une corde crée un ostinato que viennent renforcer les ponctuations plus espacées de la batterie. Ce thème du prochain album qui crée un effet de répétition tourne vite en un groove entêtant.

Noé Clerc à l’accordina (s.c)

Encore une rupture avec un nouveau thème “Canson” occitan où Noé Clerc commence seul à l’accordina, ce petit “accordéon à bouche” ou “harmonica à boutons”, comme on voudra (instrument à vent et anches libres) où le souffle de l’instrumentiste remplace les soufflets. Il est rejoint dans un premier temps en duo par la frappe à mains nues sur les peaux avant que le trio ne s’emballe à nouveau.

Les Balkans font retour avec des musiques “trad” inspirées du pourtour de la Mer Noire, de Bulgarie et d’Arménie avec “Arapkirbar” ritournelle en usage dans les mariages, particulièrement envoûtante dans la version du trio.

Puis un nouveauutre thème du prochain album devrait contraster, puisqu’il s’agit de “ La Mystérieuse”, une solide valse musette de Jo Privat, l’incontournable référence, celui-là même du Balajo! Un passage obligé pour cet instrument populaire et chaleureux, appelé autrefois le piano du pauvre. Le Bayonnais Michel Portal rappelle souvent qu’il s’est formé à ses débuts dans les bals avec le grand Tony Murena. Et pourtant ce n’est qu’avec le retour de l’exposé que l’on comprend l’intérêt de cet arrangement qui nous emmène loin de la mélodie initiale. Comme dans toute bonne variation de standard de jazz qui se respecte. Ce n’est vraiment pas un hasard si l’accordéoniste a été adoubé par Vincent Peirani, directeur artistique de Secret Place. l

On termine ce concert impeccable, où le trio a joué vite, avec peut être une obsession du plein, mais une plénitude voulue et réglée dans un esprit collectif des plus cohérents. Comme dans ce dernier titre de Noe Clerc, “Fables of the Moon” jouant cette fois sur le répétitif, scandé par un ostinato duel contrebasse-batterie, chacun à la baguette, sur lequel s’envolent les lames claires de l’accordéon.

Noé Clerc est visiblement satisfait de la synergie de son groupe et de la tournure-tournerie des rythmes. Un dernier rappel avec un “Blues des cigales” (il n’y en a pourtant pas à Cluny) avant de retrouver la nuit accueillante et un peu plus fraîche. Sophie Chambon