Jazz live
Publié le 25 Août 2023

Jazz Campus en Clunisois , 23 et 24 août ( Suite )

Des propositions diverses d’un jazz vif, actuel qui sait aussi regarder dans le rétro…viseur. Deep Rivers, l’Homme à la tête de chou in Uruguay, Trio Rhizome…

DEEP RIVERS

Mercredi 23 Août, Théâtre de Cluny, 20h.30

Paul Lay (piano), Isabel Sörling ( voix), Simon Tailleu ( contrebasse).

Qu’est ce qui emporte la décision d’un programmateur quand on a affaire à un pianiste de la trempe de Paul Lay? Avec lui tous les choix sont possibles, en solo, duo, trio ou autre configuration : du trio Blue in Green où il se mesure à Bill Evans au Bach’s Groove également en trio ( presque homonymique du Bag’s Groove de Miles). En Full solo, il s’attaque à Beethoven mais ce “marvel” du piano comme le surnomme son confrère et producteur Laurent de Wilde (qui s’y connaît) n’ a peur de rien. Il aurait tout aussi bien pu avec le même trio revenir sur ces Alcazar Memories chères à mon coeur, autour de mélodies de Vincent Scotto.

Trio Deep Rivers

Si j’osais, je dirais que l’on revient à la source. Le jazz est la musique qui advient hic et nunc, mais il est aussi mémoire, reconstruction à partir de souvenirs, reconstitution… Le jazz est le langage musical que firent découvrir à l’Europe les premiers orchestres américains débarqués en 1917, le régiment des Harlem Hell Fighters du compositeur, arrangeur et chef d’orchestre James Reese Europe.

Atelier Jeune public Trio Paul Lay

Le projet de Deep Rivers avec un “s”, contrairement au spiritual “Deep River” qui évoque le Jourdain, a vu le jour en 2018 à l’occasion du centième anniversaire de l’arrivée du jazz en France. Il fait revivre en un montage pertinent ces musiques populaires (fin du XIX-début du XXe siècle), ces “rivières profondes” qui ont irrigué les racines du jazz, les chansons, spirituals et ragtimes qu’entendaient les soldats engagés en Europe. Cette commande venue de Nantes a été jouée au théâtre Graslin de la ville et le CD est sorti avec succès en 2020 sur le label Laborie.

Paul Lay connaît ses classiques, attiré aussi bien par Jelly Roll Morton et Earl Hines que Mc Coy Tyner. Il est à la fois dans la tradition et la modernité, décontracté et disponible à ce qui advient dans l’instant sous ses doigts.

Quand vient l’inspiration !

Tout ce que ce pianiste joue est recomposé à un point difficilement concevable : il a l’ imagination harmonique, la virtuosité, un style personnel vif et percussif. Un vrai pianiste de jazz dont le swing ferait presque chavirer de bonheur. Le plus bel exemple est cette recréation en duo du tube de Scott Joplin le plus célèbre “Maple Leaf Rag” qu’il attaque traditionnellement. On ne peut s’empêcher de penser que l’on a vraiment trop entendu cette scie…Arrivent en surimpression des images de The Sting, (l’Arnaque en français) grand succès du box office qui contribua à faire connaître Scott Joplin pour les plus jeunes en 1973. Le compositeur Marvin Hamlisch faisait un beau travail d’arrangement des ragtimes de Joplin dont “The entertainer” sans reprendre “Maple Leaf Rag”. Et voilà que Paul Lay déstructure le thème, se balade sur les touches tel un grand du stride, un James P Johnson ou Willie “The Lion” Smith, change de rythme et d’intensité, s’emporte en saccades et clusters, démolissant la mélodie. Complice, Simon Tailleu se raccroche quand il faut, le remet dans le rythme initial. Voilà la variation à retenir de ce standard : faire du neuf avec de l’ancien, il savent faire.

Le concert commence avec “I’m Always Chasing Rainbows, chanson de 1917 d’Harry Caroll, suivie d’un triptyque autour de la guerre de Sécession “A Southern Soldier Boyde G. W. Alexander, les traditionnelsRebel Soldier, “Follow the Drinking Gourd” ( sur la fuite des esclaves suivant la Grande Ourse en quête de liberté). “To Germany” est le poème d’un jeune capitaine Britannique C.H Sorley, mort au front peu après avoir écrit cet hommage à la culture allemande et au peuple qui l’avait accueilli avant guerre.

C’est un trio vraiment équilatéral, en communion parfaite qui ressent avec intensité les émotions. Simon Tailleu que l’on a vu “grandir” dans le Sud est l’un des contrebassistes les plus doués actuellement, efficace techniquement certes mais d’une sensibilité à fleur de cordes. Le chant puissant de sa contrebasse, son agilité à varier les rythmes, les effets percussifs qu’il rajoute à main nue quand les cordes ne suffisent plus.

Il aime chanter et “donne” au plus beau sens du terme, sans se ménager. Sous l’oeil attendri et admiratif du pianiste.

Isabel Sörling interprète avec coeur ce répertoire en parcourant toute la gamme des sentiments et émotions , du spiritual “Deep River” au tendre « Moonlight Bay »de Percy Weinrich. Volontiers exaltée, entre force et fragilité, elle est tout indiquée pour reprendre du Nina Simone “Go to Hell” ( premier rappel) et son sublime “Ain’ got no, I got life” de 1968 qui exprime toute sa rage et sa frustration, celles des Noirs luttant pour la reconnaissance de leurs droits. Toujours gonflé de “passer après” la grande Nina, alors au mieux de sa forme mais c’est la loi du genre et la Suédoise peut le faire à sa façon légère et grave, empreinte de grâce et de douleur!

Elle paraît toujours écartelée entre deux pôles, entre grands élans et dépressions, vigoureuse dans le cri, à la recherche de trouées de lumière. Plus que la recherche d’originalité, c’est l’expression de la sincérité qui la motive, cherchant “le geste du son”.

C’est avec enthousiasme que la chanteuse reprend pour le dernier rappel “Battle Hymn of the Republic” de Julia Ward Howe que l’on connaît mieux en“Glory, Glory, Hallelujah… “Truth is marchin on”, chant patriotique et religieux en hommage à l’abolitionniste John Brown, martyr de la cause. Souvent joué aux funérailles de grands hommes, ce thème a fait l’objet de multiples adaptations par des jazzmen sans compter les reprises au cinémas.

Ce trio nous fait souvenir de Bill Carrothers et son superbe Armistice 1918, sorti sur le label Sketch, un projet qui revenait à la source, fouillait comme dans une « psychanalyse musicale» les origines du jazz, une façon d’aborder et d’intégrer les «Hymns et Church Songs» à sa vision de l’«americana».

C’est le même sentiment avec ce concert lumineux, revigorant, faisant revivre le passé avec sensibilité et talent dans l’espoir qu’il éclaire le présent. Avec l’art du trio façon Paul Lay, la nostalgie est traversée de fulgurances modernes dans une vision renouvelée de l’histoire et de la musique nord américaine.

Trio Rhizome : Jeudi 24 Août, la Tour du Farinier, 19h.00

Claudie Boucau (flûtes, appeaux) Richard Héry ( batterie, percus, clarinette basse, Don Quichotte), Alain Blesing (: guitare, électronique).

Une découverte pour le dernier concert au Farinier de cette édition 2023 du trio Rhizome dont l’album A.R.C en ciel a été créé sur le label bien nommé I.M.R ( Instant Music Records)du batteur Bruno Tocanne, longtemps actif en Rhône Alpes, complice du guitariste Alain Blesing.

Une instrumentation originale, avec soufflants, guitare, percussions diverses pour cet A.R.C. en Ciel au titre alliant les initiales de chaque prénom et l’impermanence de ce phénomène naturel.

Une pop rafraîchissante à l’heure exquise où le vent du soir peut se lever et la chaleur enfin s’atténuer. Le Farinier est le cadre idéal pour se laisser aller à la rêverie, la méditation. Dans cette musique douce et poétique, éloge d’une certaine lenteur, se repèrent des influences multiples qui baignent dans un folklore plus ou moins imaginaire. Quels qu’ils soient les codes musicaux sont assujettis au pouvoir de l’imagination; les styles, genres et techniques se jouent les uns tout contre les autres à partir de racines communes (le fameux concept de “rhizome” cher à Deleuze ). Une écriture dans laquelle s’ouvre des espaces de liberté, un rapport sensuel aux sons et textures, soulignant un sens mélodique réel. Juste équilibre pour ces créateurs d’espaces sonores.

C’est une musique où chacun se répond et s’écoute, laisse de la place aux autres, ce qui est la meilleure façon de créer une dynamique de groupe et non une adjonction de solistes, même complémentaires.

Dans “Quiet”, place à la flûtiste Claudie Boucau qui recrée pépiements et chants d’oiseaux. “For Bill” est un hommage évident à Bill Frisell dans ses détours mais aussi ses ruptures intelligemment amenées par Alain Blesing : une ballade jamais mieux servie que quand elle est jouée avec douceur, avec l’écho d’une guitare caressée, frottée, vibrante aussi dans de très courts délires électriques autant qu’électrisants. Richard Héry est un multi instrumentiste qui joue de la batterie, de la clarinette basse, frappe sur un panneau de petites cymbales, sur une sorte de jarre en terre et un curieux instrument qu’il a mis au point, le Don Quichotte, qui, à le regarder de près évoque en effet le chevalier à la triste figure...

Le Don Quichotte de Richard Héry

On plonge encore avec les “Dead Whales” dans un univers plus inquiétant. Dernier titre entendu, car les trois musiciens parlent peu sans utiliser le micro. Si on ne saisit pas tous les titres, ce n’est pas vraiment important…

Set de Richard Héry

Il est déjà l’heure de partir mais un dernier morceau demandé par le public me fige dans l’instant avec une évocation immédiate et inattendue de la musique japonaise d’une shakuhachi terriblement nostalgique.

Voilà un concert impromptu qui pourrait avoir lieu dans un champ ou dans les jardins de l’abbaye. Sans esbroufe aucune, juste l’évidence toujours lumineuse et immédiate. On ne s’en lasse pas, on en redemande…

L’homme à la tête de chou in Uruguay

Jeudi 24 Août, Théâtre de Cluny, 21h.

Daniel Zimmermann( trombone, arrangements), Pierre Durand(guitare ), Stéphane Decolly (basse électrique), Julien Charlet(batterie).

Changement de décor et de style avec le deuxième concert à 21h00, au théâtre pour accueillir le quartet du tromboniste Daniel Zimmermann dans son programme sur Gainsbourg L’homme à la tête de chou in Uruguay ( Label Bleu, novembre 2022). Une contraction de l’album de Gainsbourg L’homme à la tête de chou et d’une chanson “SS in Uruguay” dans Rock around the Bunker.

J’ai suivi ce musicien dans ses nombreuses aventures, du Sacre du Tympan de Pallem au remarqué DPQ, duo spectaculaire avec Thomas de Pourquery, mais comment oublier que j’ai assisté à l’émergence du jeune tromboniste dès son premier album assez déjanté des Spicebones, il y a plus de vingt ans?

Pour son troisième album en leader, il s’attaque à une icône, reprend à sa façon des chansons de Gainsbourg de sa première période jazz jusqu’à “l’Histoire de Melody Nelson” sorti en 1971. Curieusement, l’album L’Homme à la tête de Chou est écarté, le titre éponyme ne figure qu’en filigrane, caché dans les harmoniques d’un premier mashup, combiné à “Melody Nelson”. Sacrément gonflé quand on connaît les arrangements somptueux de ces deux chansons de Gainsbourg par Jean Claude Vannier. Gainsbourg repris sans les voix ( la sienne, celles de Birkin, de Bardot sur “Bonnie and Clyde”), l’instrumentation originale-un paquet de cordes… cela laisse songeur.

Mais ce sont des variations sur la musique de Serge Gainsbourg justement et l’auteur de “Black Trombone” ne pouvait qu’inspirer un artiste aussi ouvert à toutes les esthétiques que Daniel Zimmermann, qui avec l’ONJ de Fred Maurin reprend les grands du rock progressif dans Frame by Frame.

Gainsbourg aimait le jazz, a composé un album Gainsbourg percussions avec voix et percussions, plus facile à reprendre et adapter. Zimmermann a choisi “New York USA” très “inspiré” d’un artiste nigérian.

Dans cette bande des quatre, le tromboniste a casté des musiciens qui n’ont pas d’oeillères, une énorme expérience de la chanson, de la pop et des musiques actuelles. On ne sait qui regarder tant cela tourne vite. Le batteur Julien Charlet ( à ne pas confondre avec André Charlier ) prévisible et fiable, précis et mécanique envoie ce qu’il faut pour maintenir la tension, soutenu par un bassiste groovy Stéphane Decolly (remplaçant Jérôme Regard).

Ils sont quatre mais ça déménage comme un grand format avec celui qui allume souvent la mèche, le guitariste Pierre Durand, démentiel dans ses soli sauvages improvisés. Une folie certaine et un sens comique irrésistible, totalement “dedans”et en accord avec le bassiste.

Ce serait Daniel Zimmermann qui jouerait de la façon la plus sobre, si ce qualificatif ne paraissait déplacé pour ce groupe : il utilise peu d’effets, les sourdines habituelles, la plunger et la mute qu’il colle au micro pour absorber au mieux le son. Quand on aime le trombone gouleyant, moelleux , si proche de la voix, on apprécie son jeu mélodique et sensuel sur un slow “Machins choses”, plus mélancolique sur “Les amours perdues”.

Daniel Zimmermann et son groupe détournent ces mélodies, font exploser les idées reçues. Le tromboniste intercale encore quelques compositions de son cru et l’on reconnaît son goût pour le blues, le funk dans “Mamelles”, ancien morceau du temps de DPZ puis l’émouvant “Dans le nu de la vie” d’après ses lectures sur le Rwanda.

On apprécie que le leader présente de son humeur ravageur chaque titre, moments de respiration bienvenus dans un théâtre toujours en surchauffe. Le groupe reprend dans un long arrangement question-réponse “Bonnie and Clyde”, atomise littéralement le fameux “Comic Strips”, assaisonne de façon détachée “Ballade de Melody Nelson” et monte un autre “mashup” final, soit une ligne de basse reggae mixée avec “Chez les yéyés”, ce qui donne “J’ai des Locataires Yéyé” avant d’interpréter en rappel “Intoxicated Man” (1958-1962 ) que Daniel Zimmerman chante au micro ( mais oui ).

On se rappelle une fois encore avec ce singulier projet que le jazz n’est pas lié à un matériau spécifique, mais qu’il réside surtout dans la manière de jouer. C’est un état d’esprit ajoute même Didier Levallet dont la programmation est des plus ouvertes. Démonstration réussie avec ce concert.