Parfum de jazz, 24ème édition
Pour sa 24ème édition Parfum de Jazz a proposé comme à son habitude une programmation ouverte à tous les styles, dans tous les formats avec une très forte majorité de talents féminins (cf le sous titre du festival: International Jazz Ladies Festival). Douze journées réparties géographiquement entre deux territoires drômois (le Tricastin et les Baronnies en Drôme Provençale).
Grands concerts du soir, concerts gratuits en journée sur les places de villages, animations, conférences, rencontres, expositions, atelier d’écriture, stages: l’offre de PDJ, étalée sur deux semaines, est vaste et variée. Remarquable pour une manifestation considérée parfois de manière réductrice, sous un angle purement quantitatif, comme un « petit » festival.
Toutes les communes « visitées » par le festival ont un point commun. Ce sont des magnifiques spots touristiques : parc naturel, lavandes, vignobles, oliveraies, truffes, villages perchés, cols offrant de magnifiques panoramas, marchés provençaux, thermalisme, vias ferratas… Le sud de la Drôme est un paradis pour les randonneurs, les cyclotouristes, les grimpeurs et les amateurs de bonne chère (locavores bienvenus !).
Les principaux fondateurs et animateurs de ce festival (créé il y a 24 ans) ont décidé que c’était leur « dernier » festival en tant qu’organisateurs. Lors d’un prochain conseil d’administration de l’association qui porte le festival ils « passeront la main » et un tout nouvel CA prendra le relais pour mettre en place la 25ème édition.
Alain Brunet, le président sortant, a reçu de nombreux et émouvants hommages pour « sa » dernière année de présidence.
Les concerts en soirée à Buis les Baronnies
16/08/2023
Delphine Deau Solo
Delphine Deau au piano préparé a proposé un set de 45 minutes particulièrement audacieux dans le contexte d’un festival de jazz.
En s’inspirant de quatre compositions du luthiste anglais John Dowland, écrites entre 1597 et 1603: un matériau à priori fort éloigné des rythmes et phrasés jazzy.
Delphine, frotte, tape, gratte, le ventre de son piano dont elle maîtrise parfaitement l’anatomie. Elle a empli la table d’harmonie du piano à queue de vis, pièces de monnaie, pinces à linge, bouts de cartons, pastilles adhésives… Des sons et phrasés insolites, étranges, inaccoutumés surgissent. Où se côtoient les harmonies du blues et celles… des musiques de la Renaissance. Mix étonnant de groove et d’atmosphères mélancoliques reflet des œuvres de John Dowland. Tout en bousculant codes et conventions. Etonnant concert. A plus d’un titre.
Manu Le Prince Quintet
Manu Le Prince (voc), Julien Lallier (p),Felipe Cabrera (b), Lukmil Perez (dr) , Irving Acao (ts, ss).
Manu Le Prince est une «ambassadrice du latin jazz» (et tout particulièrement de la musique du Brésil, où elle a vécu) mais… pas que ! La preuve : elle a enregistré récemment un superbe album (encensé par la critique) en hommage à Wayne Shorter.
A l’aise sur scène, énergique, joyeuse, plaisantant avec ses musiciens. Multipliant clins d’oeils et « blagounettes »…
Trois des musiciens de son groupe sont cubains. Plus qu’à l’aise, bien sûr, sur les bossas novas et sambas. Le « nantais » Julien Lalier au piano improvise des solos fluides et swinguants. Avec une étonnante (et très drôle) coda « à la Basie » sur un standard.
Sur Estamos Ai (en hommage à la chanteuse brésilienne Leny Andrade décédée récemment) et Vera Cruz de Milton Nascimento (superbe solo d’Irving Acao) Manu se régale et charme l’auditoire. Au final le public, debout, chante avec elle, ravi, sur Agua de Beber et Samba de una note de Tom Jobim.
17/08/2023
Duo Fall
Léa Castro (voc), Sandrine Marchetti (p et compositions)
Concert intimiste d’un duo qui n’a pas choisi l’intitulé Fall par hasard…
La chute des feuilles en automne est un sujet inspirant pour moult écrivains, poètes et musiciens. De nombreuses ballades évoquent cette thématique.
Dienda (de Sting), Les feuilles mortes/Autumn Leaves, Fall Leaves fall (d’Emily Brontë) ou Chanson d’automne de Paul Verlaine, entre autres en témoignent. Sandrine et Léa nous offrent dès le début du concert des versions envoûtantes de ces thèmes.
Mais elles terminent avec de belles surprises : Saturne de Georges Brassens, Urge for Going de Joni Mitchell, et Septembre de Barbara.
La voix profonde de Léa et le jeu délicat et inventif de Sandrine ont ému et séduit le public.
17/08/2023
Sélène Saint-Aimé Quintet
Sélème Saint-Aimé (cb et vocal), Irving Acao (ts, ss), Hermon Mehari (tp), Boris Reine-Adélaïde (tambour bélé), Arnaud Dolmen (dr)
Sélène Saint Aimé jeune compositrice, contrebassiste et chanteuse nous raconte une histoire : celle de la lune. Sélène, son prénom évoque Séléné qui dans la mythologie est fille de titans et déesse de la lune…
De son père martiniquais elle tient son amour du créole.
Dans ses textes en Français, non chantés (mais dits) elle évoque les terres africaines.
Sur Quand monter dans grand chimère, morceau créole louisianais, le percussionniste et le batteur sont pleinement complices. Arnaud Dolmen est devenu un « drummer » fort demandé dans l’hexagone. A l’écoute de son jeu subtil et original on comprend pourquoi. Au tambour bélé (un instrument cultissisme en Martinique… tiens tiens!), Boris René-Adélaïde délivre un jeu puissant.
Pour annoncer sa version de Moves (de Mingus) Sélène nous révèle que Steve Coleman est un de ses mentors. Cela ne nous étonne pas. Sur ce thème, les souffleurs sont bien mis en valeur: ostinatos rythmiques envoûtants.
Un (petit) reproche : ses lignes de basses, certes spectaculaires et puissantes, ont été, peut être, un peu trop répétitives et pas assez variées. Mais fort groovy… Et, n’est ce pas le plus important finalement ?
18/08/2023
Les Livi’zz
Vocalistes : Morgane Chosson, Florence Raouane, Frédérique Brun, Manon Borron Zaplana, Coralie Nupert, Sophie Grenouillet. Philippe Khoury (p)
Les Livi’zz, groupe vocal de Vienne, donnait ici son deuxième concert de l’année.
Pourquoi Livi’zz ? Une hypothèse: contraction de Livie (impératrice romaine… qui a son temple à Vienne) et… de jazz.
Frédérique Brun et Philippe Khoury tous deux enseignants au Conservatoire de Vienne, outre leurs grandes qualités instrumentales et vocales, sont par ailleurs les heureux parents de Robinson Khoury, un des meilleurs tromboniste actuel de la scène française.
Les Livi’zz interprètent, impeccablement, des grands standards en différents registres : gospel, vocalese, scat..
True colors, Mercer (évoquant Fred Astaire), Chamaillerie (bel arrangement sur un thème d’Atomic Mr Basie), Dream on (d’Aérosmith), My Romance (arrangée par Philippe Khoury), A Foggy Day (Gershwin), Libertango (de Piazzola) et Yellow Jacket pour terminer le set./
Tous ces thèmes ont été de belles sources d’inspiration, que le groupe a bien mis en valeur.
Camille Bertault Quintet
Camille Bertault (voc), Fady Farah (claviers), Christophe Minck (synthés, cb), Julien Alour (tp et buggle), Minino Garay (dr, perc)
En 2015 Camille Bertault avait « fait le buzz » sur internet avec une très étonnante version de Giant Steps de John Coltrane, visionnée des milliers de fois.
Pour ceux qui à l’époque étaient passés à côté… : you tube vous permet de visionner son Giant Steps.
En 2018 elle avait triomphé à Parfum de Jazz. Une découverte vraiment surprenante pour les présents.
Sur jazzmagazine.com, j’avais alors qualifié, sa prestation d’OVNI : Objet Vocal Non Identifié !
Prudemment, avant le concert, backstage, j’évoque avec elle cette chronique… Comment avait-elle réagi ?
Elle rigole : « OVNI ça me convient parfaitement . Mais si vous ne m’avez pas vue depuis, vous allez entendre clairement que je persiste et signe ! ».
Effectivement.
En 2023 pour cette 24 ème édition de Parfum de Jazz Camille Bertault a triomphé et stupéfait l’auditoire.
Tout chez elle est inattendu, drôle, insolite, singulier, bluffant…
Elle débute, seule (sampler et voix) avec un thème cultissime de John Coltrane (son inspirateur fétiche depuis 2015) : My Favorite Things. Le ton est donné.
Puis elle enchaine avec ses compos. Toutes en français. Elle y tient. Farouchement.
Notamment celles de son dernier album : « Bonjour mon amour ». Avec des thématiques surprenantes : Dodo évocation des Dodos (ces oiseaux disparus) en rap groovy, Jo (en hommage à son chat : elle lui « miaule » son amour…).
Paroles surréalistes. Déjantées.
Elle nous offre aussi ce qu’elle qualifie de « mignardises ». Une variation Goldberg de Bach : vertigineuse et une version très personnelle ultra-rapide de Je me suis fait tout petit de Brassens (tirée de son album “Pas de géant”).
Sur Nouvelle York elle démarre par d’hallucinantes « sirènes » de polices new-yorkaises… Puis elle nous raconte son NY en scat et vocaleses.
Sur un thème « brésilien » elle évoque Hermeto Pascoal avec qui elle a travaillé au Brésil. En profite pour se moquer de manière hilarante de ceux qui croient que pour parler brésilien il suffit de « tordre la bouche en mâchant du chewing gum »!
Julien Alour (tp et buggle) lui concocte tout au long du concert de sensuels contre-chants. Contrastes troublants avec la vivacité extrême des vocaux de Camille.
Le musicien le plus surprenant et le plus stimulant du quintet me parait-être Minino Garay. Minino est la colonne vertébrale du groupe. Il assure un tempo parfait (magnifique chababa swinguant), colore (avec ses percussions) et assure les backgrounds vocaux. Minino à lui seul assure trois fonctions : batteur, percussionniste et choriste !
Pas étonnant que Minino soit très recherché « live » et en studio (plus de 250 enregistrements divers depuis son arrivée en France).
En bord de scène pendant qu’il récupère ses accessoires je lui dis : « Tu la suis dans toutes ses folies , tout en gardant un tempo immuable. C’est parfait par rapport à son projet.». Il me prend la main, très sérieux (alors qu’il est généralement d’un tempérament plutôt guilleret) : « Dis lui ? Ca me ferait plaisir que tu lui dises…. ». Pendant qu’elle signe ses disques je transmets le message. Qu’elle approuve en souriant…
Au fait, j’allais oublier : énorme et longue standing ovation finale pour Camille…
Et dire que Camille n’avait que 4 dates cet été!
Une interrogation troublante : pourquoi les grands « managers » du jazz en France ne la programment t-ils pas ?
Hypothèse : parce qu’elle chante en français ? Quoi qu’il en soit… quel dommage!
19/08/2023
Aurélie Tropez Quintet
Aurélie Tropez (cl), Alexis Lambert (p, acc), Christophe Davot (g, voc), Anthony Muccio (b), Julie Saury (dr)
De formation classique supérieure… mais autodidacte en jazz, A.Tropez admire tous les grands clarinettiste du jazz mainstream (B. Bigard, J. Noone, B.Goodman…) mais, preuve de son ouverture d’esprit, elle cite aussi Buddy de Franco. Tout cela se reflète dans son jeu virtuose et dans le choix des thèmes de son répertoire. Des standards mais aussi beaucoup de compositions personnelles. Dont elle explique longuement avec humour la genèse.
Elle improvise avec sensibilité et originalité sur différents tempos (biguine, valse musette et … swing bien sûr) et nous révèle au passage que c’est vraiment agréable d’être accompagné par son amoureux… En l’occurence Alexis Lambert, remarquable, au piano et à l’accordéon.
Tout droit sorti d’un orchestre de la swing era (look vestimentaire… très daté) le guitariste Christophe Davot choruse avec délicatesse et précision sur la six cordes mais il « croone » aussi superbement. A l’ancienne…
A la batterie Julie Saury (déjà venue 8 fois à Parfum de jazz!) nous offre un chabada vraiment impeccable en parfaite adéquation avec le feeling du groupe. Julie a proposé plusieurs solos mélodiques et fort bien construits. Très applaudis… Elle a un vrai fan club ici… J’en fais partie…
Rappel insistant et… mérité.
Aki Takase / Louis Sclavis / Vincent Courtois
Aki Takase (p), Louis Sclavis (cl, cl basse), Vincent Courtois (violoncelle)
Ce dernier concert 2023 de Parfum de Jazz aurait pu être intitulé : Jazz Terre de contrastes !
Quel incroyable grand écart stylistique en effet entre la musique de la première partie, que l’on pourrait qualifier, pour le dire de manière simpliste, de jazz « swing » et celle de la seconde partie de jazz (ultra) contemporain.
Ce n’est bien sûr pas aussi simple. Tant la musique proposée par ces 3 très grands instrumentistes est finalement difficilement classable.
Le public lui ne s’est pas posé de question. Et a adhéré pleinement aux propositions variées du trio.
La japonaise Aki Takase, peu connue du grand public, a pourtant un CV impressionnant. Epouse du pianiste et compositeur allemand Alexander Von Sclipppenbach (leader/fondateur du mythique grand orchestre Globe Unity) elle se produit régulièrement, bien sûr, au Berlin Jazz Festival. Mais pas que. Loin de là. Un peu partout aussi en Europe et dans le monde. Elle a joué avec un nombre impressionnant de pointures du jazz open.
Louis Sclavis et Vincent Courtois sont des très grands compositeurs et solistes. Très demandés en des contextes variés. Ils multiplient les projets, toujours stimulants et étonnants, en différentes formules. Ils se retrouvent souvent ensemble, depuis belle lurette, sur quelque uns d’entre eux./
Une musique virtuose et savante, que l’on ne peut rattacher à un genre en particulier puisque des formes aussi diverses que marquées sont abordées musique pleine d’événements, virages, coups d’éclats, avec un sens très sûr de la dramaturgie, une ardeur et une invention débordantes.
La musique du trio est écrite avec précision mais elle fait aussi la part (très) belle à l’improvisation individuelle et collective, elle fourmille d’événements, de virages, de coups d’éclats, avec un sens très sûr de la dramaturgie et une ardeur et une invention débordantes.
Lors de la balance nous fumes étonnés par le calme et la fragilité apparente d’Aki. Pendant le concert, elle se révéla puissante, d’une incroyable énergie et d’une grande agilité sur le clavier (qu’elle « martyrise » parfois, mais fort habilement). Tout cela révélant son intime proximité avec le piano.
(Souvenir : Il y a fort longtemps, à Marciac, Lionel Hampton, paraissait, quelques instants avant de monter sur scène complètement éteint, épuisé. Apparemment incapable d’être en état de jouer… A peine arrivé sur scène il fut tout feu tout flamme… Magie, curative, du « live »?)
Standing ovation pour le trio… (Nota : les standing furent nombreuses cette année ici)
Finalement toutes les vieilles querelles fomentées par quelques intégristes panassiéistes (en voie de disparition totale… qui s’en plaindra ?) sur le « vrai » et le « faux » jazz n’ont plus de sens aujourd’hui. La majeure partie du public sait désormais apprécier la qualité et l’intensité d’une prestation qu’elle qu’en soit la classification a priori…
Concerts gratuits : Didgeridoo Jazz Project
Parfum de Jazz 2023 s’est déroulé pendant onze journées (du 8 au 14 août). Pratiquement tous les jours, dans des petits villages drômois ou dans l’épicentre du festival (Buis les Baronnies) des concerts gratuits ont eu lieu.
Particulièrement remarquable (et remarqué) cette année le Didgeridoo Jazz Project, qui a joué plusieurs fois. Un étonnant quartet fondé et dirigé par Alain Brunet (tp, buggle).
Alain Brunet président du festival après avoir été élève de l’Ecole Normale d’Instituteurs (dans la Drôme ! belle fidélité territoriale) a effectué ensuite une carrière de haut fonctionnaire. Sous-préfet, membre du cabinet de Jacques Lang, inspecteur général de l’Education Nationale. Sans jamais délaisser ses activités de trompettiste de jazz dans différents styles et formules orchestrales.
Cette année il a présenté ici son nouveau (et très original) quartet : le Didgeridoo Jazz Project.
Alain Brunet (tp, bugle), Pascal Bouterin (dr, perc), Sylvestre Soleil (didgeridoo), Jean-Jacques Taïb (ss, cl, cl basse).
La présence du didgeridoo intrigue le public. Cet instrument australien est en effet fort rarement utilisé en jazz !
Sylvestre Soleil le djideridiste maîtrise à la perfection, en permanence, le souffle continu.
Il réussit aussi à choruser avec son étrange instrument avec lequel il produit des sons vraiment insolites. En accompagnement il propose aux autres musiciens un bourdon permanent.
Alain Brunet et Jean-Jacques Taïb jouent ensemble depuis près de 60 ans… Ils se régalent.
Pascal Bouterin est un coloriste et un rythmicien talentueux.
Miracle du jazz : après un tour de chauffe chacun amène son écot et chacun écoute l’autre. Les interactions sont bien réelles. Le grand nombre de sourires échangés entre les protagonistes en témoignent.
Le public est composé de festivaliers mais aussi de touristes en promenade.
Tout le monde se régale visiblement…
Bonheurs de concerts gratuits et de la découverte d’un projet original.
Ciné Jazz
Au cinéma Le Reg’Art projections de 3 films musicaux (Twenty Feet from Stardom, The making of West Side Story et The Girls in the Band) et 2 conférences (Les femmes pianistes de jazz et Hollywood et les jazz women) ont séduit des amateurs pointus… Heureux aussi d’être dans une salle climatisée en pleine canicule !
Exposition de photos
Dans la cour du Cloitre des Dominicains, superbe écrin au centre de la commune, où avaient lieu des concerts gratuits, une très belle exposition de photographes jazzophiles était présentée.
Deux des stars habituelles de Parfum de Jazz exposaient cette année: André Henrot (alias Moustac), Patrick Martineau et une « petite nouvelle » Florence Ducommun.
Il est possible de voir une sélection de leurs superbes clichés de 2023 sur la page face book : « Festival Parfum de Jazz ».
Comme tous les ans, 2023 fut une séduisante et réussie édition de Parfum de Jazz.
Loin des géants Vienne et Marciac, un petit festival qui confirme l’adage que, souvent, « Small is beautiful ».
Pierre-Henri Ardonceau