Chasse à l’homme au New Morning
Après 5 ans d’absence, on retrouvait ce soir au New Morning le groupe de jazz-funk mythique, fondé il y a exactement 50 ans par Herbie Hancock. De la formation initiale subsiste le coeur de la section rhytmique : le percussionniste Bill Summers, et le batteur Mike Clark, tout droit venus de La Nouvelle Orléans.
The Headhunters. Groupe mythique, fondateur, éternel, qui porte en lui l’essence même du funk. Fondé il y a cinquante ans autour de Herbie Hancock, le groupe s’était fait discret depuis cinq ans, et Bill Summers, Mike Clark et leurs nouveaux compagnons de scène, tous originaires de La Nouvelle Orléans, firent ce soir leur première réapparition. Ceux-ci ne sont autres que Chris Severin (et sa basse à sept cordes, ni plus ni moins), le pianiste Kyle Roussel, et l’immense Donald Harrison, que l’on a vu exceller auprès de Clark Terry, Ron Carter, Billy Cobham, Art Blakey, Esperanza Spalding et tant d’autres, et qui affiche ce soir un visage sérieux, bien décidé à en découdre. Bill Summers, lui, est franchement déconneur, et vannera sans vergogne son vieil ami Mike Clark tout au long de la soirée. Il fallut le temps d’un premier morceau fleuve, en trois mouvements, pour que les musiciens soient réellement en phase. Mais l’on retrouve d’emblée la recette qui fit le succès du groupe : une ligne de basse groove, impulsée par le slapping omniprésent et percussif de Chris Severin, laissant une grande liberté aux percussionnistes, qui s’en donnent à coeur joie. Pour nous, joie de redécouvrir les solos périlleux de Mike Clark, et l’ingéniosité mélodique de Bill Summers aux congas, cloches de vaches, maracas et chekere.
Et bien sûr, sa fameuse bouteille de bière… Apparition incongrue pour les nouveaux venus, mystique pour les initiés. C’est après une longue incantation yoruba que Bill s’empare de la bouteille, et se met à scander ces trois notes qui ont bercé toute la fusion-era. La salle se prend d’un commun balanço, qui témoigne de la force vibratoire et inaltérable de Watermelon Man. Bill Summers s’y fait chef de choeur, et toute la salle, qu’elle se souvienne ou non du refrain joué par Donald Harrison, l’accompagne sans rechigner. Sans nous laisser le temps de souffler, les chasseurs de têtes enchaînent sur un second tube : Chameleon. La ligne de basse, jouée ici par Chris Severin avec un effet qui rappelle le synthétiseur de Herbie Hancock, a la même emprise que la bouteille de bière : éblouissement, joie immédiate d’assister à un moment culte. Ici, le morceau est remanié à la sauce New Orleans, porté par le shuffle millimétré de Mike Clark, sur lequel Donald Harrison pose quelques paroles.
Après une courte pause, le groupe revient pour un second set, apogée de ce concert, les musiciens et le public ne faisant plus qu’un après ce premier set déjà brillant. Apogée sans doute atteint, à en croire les yeux et le sourire que je découvrais alors près de moi, au moment de Loft Funk, une composition de Mike Clark, rendant hommage aux heures inoubliables des jams sessions dans les appartements new-yorkais des jazzmen. À partir de là, le reste du concert ne fut plus qu’un long boeuf, auquel le public pris volontiers part. Le groupe s’amuse souvent à passer du groove au swing, et vice-versa, ce qui semble un jeu d’enfant pour la walking bass de Chris Severin et le charleston de Mike Clark. Le retour au groove n’en est que plus puissant, et l’effet est immédiat dans la fosse du New Morning. Kyle Roussel, dont j’ai peu parlé jusqu’alors, fait une apparition éclatante sur Palm Grease, et Herbie Hancock réapparaît sous ses doigts, au son du wah-wah et du clavinet.
C’est tout en douceur que Bill Summers introduit Butterfly, « a song for the ladies out there », pour un grand moment de plénitude. Le saxophone alto et le Fender Rhodes se font maîtres de la langueur qui emporte la salle, et ensorcellent sans peine les amoureux qui s’y retrouvent, voire s’y trouvent, dans les grands moments d’accalmie, qui semblent expressément conçus à cet effet. C’est encore par un silence que Bill Summers introduit E.S.P., rappelant d’un sermon le respect dû à Wayne Shorter, compositeur de ce morceau qui nous a quitté le 2 mars dernier, et que ces musiciens connaissaient bien.
Après un dernier bon mot de Bill Summers, le public retient l’aphorisme « make it funky », qu’il se met à déclamer. Rejoins par les musiciens, on assiste à une véritable jam, totalement débridée, à laquelle les musiciens mettront prématurément fin, certains hommes du public, désinhibés par la chaleur du funk (entre autres), ayant commencé à se prendre pour des divas… La soirée touchera à sa fin, gaiement, sur un hymne populaire de La Nouvelle Orléans, Iko iko (Jock-a-Mo), faisant toujours la jonction entre le jazz, le funk, et la ville d’origine des musiciens, érigée ce soir en paradigme.
Nos hommes reviendrons une dernière fois sur scène pour un dernier Chameleon, qui hantera la rue des Petites Écuries jusqu’à la fin de la nuit.
Walden Gauthier
Photo : Walden Gauthier pour Jazz Magazine©